La pièce circulaire était plongée dans une âpre pénombre, du fait des rideaux tirés, reflétant bien l’état d’esprit de la propriétaire des lieux. Assise à son bureau impeccablement rangé, le Maître de Sinnoh n’était effectivement pas tranquille. Son visage, appuyé contre ses poings serrés, trahissait l’inquiétude qui envahissait la moindre cellule de son être. Elle tentait tant bien que mal de conserver son sang-froid en prenant de longues inspirations, qui soulevaient régulièrement sa poitrine et son ventre. C’était tout ce qu’elle pouvait faire pour le moment. Attendre.
Dans toute cette obscurité, c’était à peine si on pouvait distinguer sa silhouette svelte, ou celle de son fidèle Akwakwak, adossé au mur, les bras croisés. Il veillait sur sa partenaire humaine, tout en conservant son esprit imperméable aux vibrations provenant de l’extérieur et au tumulte qui y régnait. Lui non plus ne voulait pas savoir ce qu’il se passait au-dehors. De toute manière, ils l’apprendraient bien assez tôt…
En effet, quelques instants plus tard, on frappa à la porte massive. La jeune femme ouvrit subitement les yeux tandis que son cœur se serrait dans sa cage de chair et d’os, et se redressa sur son fauteuil confortable, se levant à moitié. Elle était d’une pâleur de mort.
« Entrez », prononça-t-elle d’une voix ferme.
Alors que le battant s’ouvrait, laissant un filet de lumière grandissant éclairer la pièce, elle eut l’impression que le Temps faisait exprès de se jouer d’elle en ralentissant. Comme s’il souhaitait prolonger son supplice.
Enfin, l’encadrement de la porte laissa voir un homme aux cheveux bruns d’une trentaine d’années, légèrement plus jeune que la propriétaire des lieux. Il n’eut même pas besoin de dire quoi que ce soit. Son expression grave sur son visage carré et son regard bleu fuyant étaient plus éloquents encore que les mots.
Son cœur s’emballa subitement, au point qu’il manqua un battement, à l’annonce silencieuse de cette issue tant redoutée. La jeune femme s’affaissa dans son siège et enfouit son visage dans ses mains. L’oiseau bleu barbeau, lui, frappa le mur de rage, y laissant même l’empreinte de son poing.
Le messager s’avança jusqu’au Maître et l’entoura de ses bras pour tenter de la réconforter. Il hésita un moment.
« Elle ne lui a laissé aucune chance. C’était… C’était encore pire que pour les trois autres.
- Tu peux nous épargner les détails, oui ?! rugit l’Akwakwak. Tu penses vraiment que c’est le moment de dire des trucs pareils ?!
- Vai, arrête, répliqua sèchement sa dresseuse. Ne rends pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont déjà. »
Cette dernière se dégagea de l’étreinte de l’homme pour se lever. Elle se dirigea vers l’armoire contenant les symboles de son règne sur Sinnoh, transmis de Maître en Maître. Elle les considéra un instant… Puis revêtit la cape antique, élimée en de nombreux endroits, dont on disait qu’elle était en peau de Luxray primordial, représentant le Courage qu’il lui avait fallu pour obtenir ce titre après de nombreux sacrifices et celui qu’elle devait avoir pour protéger son peuple. Elle entoura son cou de la chaîne soutenant le médaillon doré serti d’une escarboucle, semblable en tout point à un œil rouge ouvert sur le monde, incarnant tout le Savoir qu’elle avait dû acquérir durant sa quête et qu’elle mettait ensuite à la disposition de la population. Enfin, les deux lourds bracelets en argent blanc symbolisaient la Vérité, à savoir l’atteinte de son but par le passé et l’idéal qu’elle destinait à Sinnoh. Ils avaient cependant une autre signification, bien plus redoutable en temps que chef de la nation. Le poids de ces deux reliques mettaient en effet en garde leur détenteur concernant ses choix : ses décisions pouvaient être un fardeau terrible.
Et, en ce moment-même, le Maître ressentait très bien ce carcan qui étreignait sans ménagement sa conscience. Mais elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même.
La jeune femme se considéra un instant dans la glace de l’armoire. Mis à part la longueur de ses cheveux gris anthracite, ses traits raffermis par le Temps et son regard bien plus dur qu’auparavant, son image était presque identique à celle qu’elle avait été le jour de son investiture. Le Maître prit une grande inspiration. Elle ne pouvait plus reculer. Elle ne le pouvait plus depuis longtemps, de toute façon. Une seule solution se présentait désormais à elle : faire face à ses erreurs et assumer son rôle comme il se devait.
Vai la rejoignit, comme elle se dirigeait vers la porte. C’est alors qu’elle marqua une pause, et se tourna une dernière fois vers le messager, la main sur la poignée. Il n’avait pas bougé de derrière le bureau, la regardait avec une triste tendresse. Lui aussi savait parfaitement ce qui allait se jouer dans les minutes qui suivraient.
« Chéri, tu te souviens de ce que je t’ai dit si jamais je…
- Ne t’en fais pas pour ça. Même si je suis certain que tu vas remporter ce combat, j’ai tout préparé. Au cas où. »
La jeune femme répondit d’un silence. Inconsciemment, elle se mit à serrer davantage la poignée, à tel point que la sensation du métal froid commença à lui remonter le long des doigts.
« Je ne suis plus sûre de rien, désormais… »
Elle quitta alors la pièce, son fidèle partenaire d’azur à ses côtés.
***
Ils empruntèrent le long couloir qui menait jusqu’au terrain. Le bruit de leurs pas était absorbé par le tapis rouge moelleux qui les accompagnait tout du long, comme un chemin de rose.
Ou de sang, songea la jeune femme, que les circonstances avaient dépouillée de son habituel entrain. Les torches au mur étaient les seules sources de lumières, projetant leurs ombres déformées sur les fresques mythologiques, et donnaient une ambiance grave et oppressante à tout le trajet. Jamais cette atmosphère n’avait si bien convenu.
« Vai… Tu penses toi aussi qu’on va gagner ? »
Habituellement, le guerrier de l’onde se serait emporté devant ses doutes. Cependant, il savait parfaitement que ce n’était pas le moment.
« On s’est entraînés d’arrache-pied, ces derniers temps. Alors, aussi douée qu’elle soit, je vois vraiment mal comment elle pourrait tous nous vaincre. »
A nouveau, le Maître garda le silence.
« C’est vrai, mais… C’était aussi le cas pour les autres. Et pourtant, ça ne l’a pas empêchée d’arriver jusqu’à nous. »
La jeune femme serra les dents, avant de reprendre, dans un souffle.
« Je suis désolée de vous faire risquer ça. Si seulement j’avais réagi avant…
- Combien de fois il va falloir que je te répète d’arrêter de te lamenter là-dessus ? Ce n’est pas comme ça qu’on va réussir ! Nous sommes tous conscients du danger. Mais nous allons y faire face, comme à chaque fois qu’on a besoin de nous. Nous sommes le dernier rempart pour contrer cette folle. Alors, tout ce que je te demande, c’est ce que tu as toujours fait jusqu’à présent. »
L’Akwakwak posa sa patte palmée aux griffes acérées sur l’épaule de sa partenaire humaine, comme il le faisait toujours pour la rassurer lorsqu’elle commençait à douter d’elle. Ils étaient arrivés à l’imposante porte en acajou sculpté, haute de plusieurs mètres, qui donnait sur le stade.
« Crois en nous et dirige les opérations. Tu vas voir, on ne va pas la laisser nous imposer son rythme. »
La jeune femme sourit à son compagnon d’azur avant d’acquiescer.
« Très bien. Ce sera le tout pour le tout. »
Les deux pans de bois s’ouvrirent alors, déferlant sur eux les aveuglantes lumières artificielles ainsi que le vacarme des tribunes.
« Allons-y ! »