Il était dix-neuf heures à Jotho, Jayan, deux ans après la première Impulsion. Temps agréable.
Rosalia avait trouvé dans l’empreinte du Samjoh une certaine harmonie, entre splendeur et destruction. Sûr, il restait sur la ville la menotte imaginaire du phénix légendaire, la ruine de la Tour Cendrée, son ombre sinistre s’étalant sur les maisons comme la queue de givre d’un Amagara ; mais il restait aussi la robe fauve des arbres au sud, figés dans un automne perpétuel. Satsuki voyait en ce paysage une certaine nostalgie - une nostalgie du futur. Un regret, à la seule pensée que ces belles terres de Jotho échappent un jour prochain à sa mémoire. La jeune danseuse laissait, au sommet de cette tour, le vent mordre ses épaules nues et les pétales s’échouer dans le ressac de son kimono. Dans ses narines subsistaient le soufre, le bois brûlé, autant que la menthe et les sels d’Oliville.
Tamao, elle, était pressée de mettre un terme à cette nouvelle journée cérémonielle. L’aînée tournait aux quatre coins de la terrasse, donnait des impulsions artificielles aux grelots de verre et de bronze. Elle avait, sur les planches de la terrasse, le pas raide et assuré d’un Lakmécygne -
si ce Lakmécygne avait des bagues aux pattes, pensait la benjamine avec une certaine amertume ; des années de danse se sentaient dans cette démarche, plus de temps que toute l’éternité condensée dans ces quelques kilomètres de forêt dans les régions du San, au sud.
« Ne te montre pas aussi négligée, » persifla-t-elle, remontant le kimono sur l’épaule de Satsuki.
Elle n’y pouvait rien, il était trop grand pour elle. Trop coloré. Sa peau blanche et sa chevelure ébène, bien qu’elle partageait ses traits avec ses quatre sœurs, se fondaient dans le pourpre royal. Ce n’était peut-être que l’impression d’une jeunesse à peine entamée. En tout cas, la bretelle retomba immédiatement sur son flanc nu. Soupir.
« Si notre mère te voyait ! Essaie au moins de te tenir droite.
- Et si je mettais une épingle ? »
Voilà donc ses naïves inspirations, se disait alors Tamao.
Le Samjoh va retrouver son Ho sur la Terre, notre Monde pourrait connaître une nouvelle civilisation, et tout ce à quoi elle pense, c’est à mettre une épingle à son kimono. De ce fait, les ongles de la couturière vinrent pincer le dos-nu d’un geste vif, provoquant un piaillement de surprise chez la jeune Satsuki.
- Qu’est-ce que tu fais ... ?
- Je te mets ton épingle, » s’éperonna Tamao, tirant d’un coup sec sur le kimono.
Pour la benjamine, encore davantage que pour ses aînées, les légendes du phénix légendaire et de son Ho fantôme étaient des chimères.
C’était à des temps anciens, où les décennies étaient des secondes, et où la mode n’intéressait personne. Avant que les Pokémon ne soient seulement nommés Pokémon, avant que les deux régions de Tohjo ne soient unies sous une seule bannière, existait une créature divine que l’on appelait Samjoh. On disait de lui qu’il possédait trois pattes ; l’une commandait les armées de la Terre, et l’une autre, les armées du Ciel. Il donna la prospérité aux habitants de ce que l’époque appelait le Flanc Fermeille, en tirant le soleil, de telle sorte que même les Jothoites eussent oublié le reflet de la lune et les couleurs terriennes. Une chose en entraînant une autre, l’égo humain s’en vu gâté ! On enchaîna ses pattes dans des menottes spirituelles, des tours ; et des ombres plus hautes encore pour obscurcir sa couronne de lumière. Il y serait encore aujourd’hui, quoique fragmenté, s’il n’y avait pas eu la destruction de la Tour Cendrée.
Cette fichue tour ! Ses fondations de bois vermoulu, exposées comme des reins éventrés, était pour une population superstitieuse la seule preuve nécessaire à l’existence du phénix légendaire - ce qui était davantage une menotte pour la jeune Satsuki, lissant son échine là où son aînée l’avait pincée, l’ongle ayant piqué avec la vivacité d’une pince de Krabby.
Qu’est-ce qui avait dû se trouver là ?
Une Ho fantôme, se disait-elle avec toute l’ironie que portait ce double-sens.
« Tu m’as fait mal !
- Cela t’apprendra à remuer comme ça, petite impatiente, contre-attaqua Tamao avec un sourire dans la voix.
- Oui, mais... »
Elle laissa retomber ses épaules avec défaite. L’ut d’un autre soupir. Pour être honnête, une lassitude s’installait également dans le cœur de l’aînée. Elle avait passée plus de trente ans de sa vie dans les murs de papier de sa salle de danse, pour quoi ? Une échasse. Souvent s’était-elle dite que l’héritage de cette légende de Jayan, le jour de la renaissance du Samjoh, se passerait sans que ...
Satsuki tira violemment le dos de sa robe et réajusta le corset à sa poitrine ; mais la protestation, de ces mots juvéniles, se perdirent dans le bruit blanc.
Au-dessus de leurs têtes, sur un carillon de verre, tombait une cendre.
Tamao avait été préparé pour ce jour, certes ; mais à cet instant, ce fût comme si elle voyait pour la première fois. On lui avait mis dans les genoux des rouages qui n’étaient pas les siens, et ce seul éclat doré sur la surface translucide tintait avec la force d’une fabuleuse explosion. Bang ! Faisaient les premières cendres sur le plancher. Une puissance fictive. Quant à Satsuki, son attention se reporta dans le lointain, sur le Flanc Fermeille ; dans sa propre robe pourpre, s’accrochaient des étoiles entières.
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Il était huit heures à Kanto, Jayan, un an après la seconde Impulsion. Alerte aux particules fines.
Le Raichu renifla l’air aux premiers signes d’orage. Il en avait l’habitude, et le ras-le-bol, de la cendre ! C’était la même qui avait rouillée son échine, laissant dans son évolution le dos-rond d’un Chamallot. C’était une odeur qu’il en était venu à associer à Lui ; et ainsi, d’instinct mené, remonta-t-il la formation rocheuse du Mont Argent pour le voir.
Le roc opalin coupait entre Kanto et Jotho comme la lame d’une épée. Et, comme toute épée, tout le monde en avait oublié qui en portait le pommeau, mais simplement le geste porté entre les deux régions. Ce matin, la lame rouillait sous la pluie de cendres, accumulée en une neige crasse entre les herbes, en dragons d’or rampants sur les rochers et les arbustes. Et bang ! Faisait le coup de tonnerre sur le sol.
Pendant un temps, il n’y eut que de la cendre sur Kanto. De la sépia dans les herbes et de la mélancolie dans les cœurs ! Elle Lui collait à la peau. La chaude morsure lui avait faite des mains calleuses, et le grain fin d’une aile de Papilusion.
Bang !Lui, c’était son dresseur. Il n’avait pas de nom - ou plutôt, il en avait un, mais on le lui avait refusé comme tout le reste. Le Raichu le trouva dans une position étrange, quand lui se pressait pour rester dans les ombres protectrices des rochers ; les deux bras nus et offerts au ciel, la cendre disparaissant sur ses doigts froids en flocons. On le reconnaîtrait sans peine même sans cela, avec son éternel haut rouge, le jean écorché ; le sac qui le balança en arrière quand il lui bondit dessus avec la prestance d’un Pikachu dont le souvenir ne l’avait jamais vraiment abandonné. Avec ce sourire crochu et ce vernis brun dans les yeux.
Il n’était qu’un Pokémon : il avait les sens plus aiguisés que ceux des humains, mais sa pensée était loin d’être aussi complexe. Aussi se trouva-t-il fort embêté de Le voir avec son regard fuyant, poussant son museau contre son cou. Il ne comprenait guère cet intérêt pour cette pluie de cendres qui grippait sa petite mécanique. Non pas que son dresseur était habituellement bavard - Il avait toujours cette voix timide et inexercée. Comme s’Il n’avait jamais dû s’en servir. Mais il comprenait le concept de parapluie, et en voilà un qui lui manquait !
« Eh, doucement, Lucas. » Le Raichu se contenta d’un couinement de plaisir, enfin, en se basculant plus en avant sur son épaule. « C’est juste que ... Je ne m’attendais pas à revoir ça. »
Après tout, le dresseur n’avait vu qu’une fois ce phénomène - au début de son propre voyage initiatique. Naïf n’en connaissait-il pas encore la signification. Quoique, il serait prétentieux de dire qu’Il la connaissait maintenant. Lui qui, lors de la première Impulsion, avait pris malgré lui le nom et l’apparence d’un Autre. Machinalement, Ses doigts vinrent jouer avec le rabat de Sa casquette.
« Alors ... Une nouvelle partie commence. » Sous le bras de Fire, la queue du Raichu faisait le pendule, combattant la brise qui portait vers eux les cendres. Le regard se durcit sous l’ombre, le ton plus mordant : « Je crois qu’Elle nous attend au tournant ! »