[Spirit Gold] Challenging Johto : nuzlocke Spirit Gold

Une rafale souffla les feuilles mortes dans la rue déserte alors que les premières gouttes d'une pluie fine me tombaient dans le cou. J'ajustai mon manteau autour de mes épaules et pressai le pas. Dans les ténèbres naissantes, les vieux lampadaires jetaient sur le sol des flaques de lumière tremblante, leurs socles rongés de rouille grinçant lugubrement sous les assauts du vent.
Dans mon dos, deux drones de police s'approchaient en vrombissant, colorant les façades délabrées de rouge et de bleu. Par réflexe, je me cachai sous un porche pour les laisser passer, précaution bien superflue tant il paraissait improbable que la maréchaussée cherche des noises à un pauvre hère inoffensif en cette période de troubles. Je pouvais presque m'estimer heureux, le vieux quartier résidentiel quasiment abandonné où je m'abritais avait jusqu'à présent été épargné par les attentats, mais je ne me faisais guère d'illusion. Tôt ou tard la ville entière serait concernée par les revendications de la Rocket.

On savait depuis des années que l'organisation avait survécu à son démantèlement, cependant même lorsque de rares rapts de pokémons avaient été rapportés aux informations, les pouvoirs publics, ayant d'autres chats à fouetter, n'avaient pas semblé s'en préoccuper outre mesure. Et puis, la Team Rocket agissait prudemment, les quelques groupes de dresseurs qui s'étaient improvisés détectives en quête de vengeance avaient fait chou blanc.

Mais en quelques mois c'étaient des actes de sabotages, puis des attentats revendiqués, des tracts de propagandes et autres piratages télévisés à des heures de grande écoute qui avaient poussé les forces de l'ordre à intensifier leurs recherches. Trop tard. Les types étaient préparés, organisés, ils avaient suffisamment d'hommes, d'armes et de pokémons pour tenir tête aux flics, même en bataille rangée. Et le chaos s'était abattu sur la ville sans qu'on sache vraiment si quelqu'un dominait dans cette guérilla urbaine qu'on aurait difficilement imaginé quelques années auparavant dans une ville aussi calme que Bourg Geon.

Peu d'informations filtraient sur la situation dans le reste de Johto, la télévision était coupée, officiellement en raison de l'état d'urgence militaire décrété par le bourgmestre, même si certains prétendaient qu'en réalité la Team Rocket s'était rendue maîtresse des bâtiments de télécommunication. Toutefois, selon les quelques hackers qui parvenaient encore à accéder à internet, les grandes cités du centre du pays étaient toujours sous contrôle gouvernemental, malgré des signes certains de la présence de l'organisation criminelle. Il était en fait probable que la Team Rocket cherchait dans un premier temps à établir un pied à terre dans une zone peu militarisée, et elle semblait à deux doigts d'y parvenir.

Perdu dans mes pensées, j'obliquai mécaniquement à gauche entre deux immeubles gris sale, dans la ruelle mal éclairée qui donnait sur le studio que je squattais. Je ne remarquai  même pas, en entrant, que la lumière était allumée. Mais en levant les yeux de mes pompes, j'eus l'impression que mon cœur allait sortir de ma poitrine. Assis sur des chaises dans ma cuisine, deux types me fixaient, avec apparemment autant de surprise que moi. Bon, à mieux y regarder, pas exactement deux types, plutôt un type et … une gamine ? J'avais du mal à reprendre mes esprits, je les regardais sans comprendre. Le gars devait avoir la quarantaine, les yeux cernés derrière ses lunettes rondes, une barbe de trois jours sur son visage émacié, son long manteau gris taché : ces derniers jours n'avaient pas dû être de tout repos. La gamine par contre avait l'air plutôt éveillée malgré la pagaille dans ses cheveux châtains.
Le mec aurait été tout seul que je l'aurais foutu à la porte illico, mais je ne pouvais pas décemment mettre à la rue en pleine nuit une fillette d'à peine dix ans dans un quartier où traînait toute la racaille de Bourg Geon, Team Rocket exceptée. Je la jouai tranquille et m'assis en face d'eux, de l'autre côté de la table.

-Monsieur, croyez bien que nous ignorions que cet appartement était occupé. Veuillez accepter nos excuses.

Il était mal à l'aise, pas dans son élément, derrière ses lunettes sales luisait un regard d'intello à la vie bien rangée. Il n'était pas difficile de deviner que quelque chose avait mal tourné pour eux. Je lui souris.

-Relax, je suis pas exactement proprio, disons que j'emprunte les locaux pour une durée indéterminée. Cela dit je ne suis pas contre une petite explication. Vous voulez un café ?

-On est partis du labo parce que les Rockets ont cassé le système de sécurité. Ils nous cherchent alors on se cache. Et je veux bien un café.

La petite fille, qui venait de parler d'une voix aiguë, me regardait avec aplomb, souriante. Mi-curieux mi-amusé, je me dirigeai vers le plan de travail pour brancher la bouilloire (j'avais choisi cette piaule parmi tant d'autres parce que, va savoir pourquoi, l'électricité n'y avait pas été coupée).

-Quel genre de lab...

Je fis un bond en arrière, renversant la moitié de la bouilloire sur mes grolles. Là, dans le coin, assis dans l'ombre, un marill me toisait d'un air circonspect. Enfin ça y ressemblait, j'avais toujours eu l'impression que les marills avaient un air particulièrement circonspect.

-Titanic, viens ici, tu fais peur au monsieur, cria la gamine tandis que le gars se prenait la tête entre les mains.

Le marill se percha sur les genoux de sa maîtresse pour se faire grattouiller derrière les oreilles. Je me rassis.

-Il va peut-être me falloir plus qu'une petite explication finalement.

A quelques exceptions près, le port de pokémons n'était plus autorisé chez les citoyens de Bourg Geon depuis déjà plusieurs mois eu égard aux événements récents, notamment pour prévenir les vols de la Team Rocket, mais aussi parce que tout dresseur non conventionné était un Rocket potentiel. Et cela valait également pour les petites filles.

-Très bien, puisqu'il le faut, souffla le laborantin en levant les yeux. Je suis le professeur Nicolas Orme et voici mon élève, Lyra. Je suis responsable du laboratoire de recherches pokémon de Bourg Geon, jusqu'à ce matin du moins. Comme Lyra le disait, la Team Rocket a lancé un assaut contre le labo. Je ne comprends pas vraiment comment ils ont pu entrer, les protections étaient à la pointe de la technologie...

Bien sûr que je connaissais le professeur Orme. C'était lui qui, dix ans auparavant, avait fait d'importantes découvertes sur l'évolution des pokémons, octroyant peu à peu au village de Bourg Geon le statut de pôle universitaire majeur à Johto. C'était une catastrophe.

-Vous voulez dire que la Team Rocket a fait main basse sur tous les pokémons de votre labo ? Putain, moi qui trouvais déjà  la journée pourrie...

-A qui le dites vous ! Cela dit, même si j'ai perdu de nombreux pokémons rares, il s'agissait de sujets de recherche, pas de bêtes de combat. Et ils n'ont pas eu tous les pokémons. Il y a le marill de Lyra, et puis...

Le prof sortit d'un sac élimé posé à ses pieds trois pokéballs qu'il posa sur la table.

-Je les étudiais lors de l'attaque, ils m'ont été envoyés de Hoenn.

-Vous comptez vous en servir pour récupérer les autres ?

-Non, ils sont trop jeunes, des pokémons entraînés n'en feraient qu'une bouchée. Et quand bien même je disposerais d'une équipe performante, ce serait du suicide que de s'attaquer seul à une mafia de l'ampleur de la Rocket. Je dois trouver de l'aide.

-L'armée est déjà sur le coup et a l'air de patiner. Vous savez où trouver une aide plus efficace que ça ?

-Je sais où chercher. De toutes façons nous devons quitter la ville, la Team Rocket serait trop heureuse de mettre la main sur un expert en pokémons, et je dois mettre Lyra en sécurité.

-Je suis en sécurité, intervint l'intéressée. J'ai pas peur de la Team Rocket.

-Et vous allez la chercher où votre aide ? repris-je

-Sauf votre respect, je préfère garder pour moi le reste de mes intentions. Rien de personnel, mais je ne peux pas prendre le risque qu'elles arrivent aux oreilles de nos ennemis.

-Je comprends...

Le mec s'était fermé, et la petite avait senti qu'il valait mieux ne pas trop l'ouvrir. La conversation ne m'appris rien de plus ce soir là. J'avais, au cours de mes fouilles dans les appartements abandonnés du quartier, trouvé plusieurs matelas qui permirent au prof et à Lyra de dormir confortablement et dans une sécurité relative.

Dans la froidure matinale, nous avancions comme trois fantômes égarés au milieu du spectacle désolant qu'offraient les barres d'immeubles désertées. Seuls les cris de défi de quelques étourmis bravaches levaient le silence qui pesait sur nos épaules. Au moins la pluie avait cessé.
Il avait été convenu que j'accompagnerais les deux fugitifs à la limite occidentale de la ville, puis qu'ils continueraient seuls leur chemin vers ce qui semblait être un bien maigre espoir.

         -Bonjour m'sieurs dame. Alors, on se promène ?

Une dizaine de types étaient assis sur les marches du perron d'un immeuble, quelques mètres devant nous. Je sentis Orme se crisper à ma droite.

         -Messieurs, nous allons passer notre chemin, hasarda-t-il. Veuillez ne pas approcher.

Le con. Deux gars s'étaient levés et s'amenaient vers nous nonchalamment.
Je connaissais cette bande. Des caïds du quartier Ouest, de pauvres petits paumés surtout. Ils avaient dix-sept, dix-huit, parfois vingt piges. Je ne mouftai pas et cherchai dans mes poches de quoi leur acheter un truc, histoire qu'ils nous laissent peinards. Mais je n'en eus pas le temps, le coup que je reçus derrière la tête fit sombrer le monde dans un flou douloureux.
   
Je ne dus pas rester bien longtemps dans les vapes puisque nos agresseurs étaient toujours là lorsque j'ouvris les yeux. Ils semblaient s'en aller en fait. Je jetai un rapide regard autour de moi pour apprécier la scène.
Orme était affaissé contre un mur, il avait l'air d'avoir pris un sale coup. Un gars aux longs cheveux roux se barrait avec son sac. Cette petite inconsciente de Lyra courait après en fulminant, elle avait sorti son marill qui la suivait  en peinant sur ses pattes trop courtes. Avant même que je puisse lui crier de revenir, elle lança un ordre bref à son pokémon. Le marill s'arrêta net et cracha avec une force hallucinante une flopée de petites bulles, qui vinrent frapper de plein fouet le voleur. Il s'effondra.

Son butin gisait au sol à ses côtés, lâché dans sa chute. Il resta un instant à terre, haletant, tournant vers nous des yeux hagards qui brillaient sous un voile de cheveux carotte.
Très vite, il se remit sur pieds et s'enfuit sans demander son reste ; ses complices avaient déjà disparu dans les ruelles qui flanquaient les grands bâtiments environnants, laissant la rue où nous nous trouvions étrangement calme et vide. Lyra s'en revenait vers nous avec le sac en bougonnant des insultes bien trop fleuries pour son âge.

Orme se releva en s'appuyant sur un mur, il cracha un peu de sang, ses lunettes étaient pétées. Ma tête me lançait, comme prise dans un étau qui se resserrait à chaque battement de cœur ; debout c'était encore pire.
Le prof récupéra la besace que Lyra lui tendait et vérifia son contenu.

         -Les brutes, lança-t-il, merci Lyra, sans toi...

Il s'interrompit brusquement et pâlit, puis se pressa en clopinant vers les coupe-gorge où avait fui le groupe.

         -Il en manque une, nous cria-t-il sans se retourner, il en manque une !

Nous le rejoignîmes tandis qu'il s'affairait à fouiller dans les feuilles mortes qui jonchaient les caniveaux. Je ne voyais pas trop ce qu'il espérait, si une pokéball était tombée là-dedans on l'aurait vue tout de suite. Avec un soupir, Lyra commença à l'aider, de même que le marill, qui paraissait trouver tout ça très amusant. Je m'assis sur un trottoir. Ma tête me faisait un mal de chien, et ils commençaient à me les briser avec leurs problèmes à la con.
Au bout de cinq minutes, Nicolas Orme sembla se rendre compte que pour une fois, ses recherches ne donneraient rien. Il pesta dans sa barbe.

         -Ils nous l'ont volé ! Sales sournois petits salauds ! Mauvais, perfides, faux !

Il se passa la main dans les cheveux, le visage contrit.

         -Je ne peux pas laisser un pokémon de combat entre de mauvaises mains. Je vais devoir aller le chercher.

Il se dirigea vers moi.

         -Je dois vous demander un ultime service, je comprendrais que vous refusiez bien sûr... Accepteriez-vous d'accompagner Lyra jusque chez nos amis ? Je ne peux pas la laisser faire le voyage seule, et je ne veux pas l’entraîner à la poursuite de ces voyous.

Je ne m'y attendais pas vraiment, ça me scotchait un peu et je gardai le silence un instant avant de répondre.

         -Vous voulez retrouver ces mecs ? Après ce qu'ils nous ont fait, vous voyez pas que c'est suicidaire ? C'est un coup à se faire défoncer.

Il eut un petit sourire énervant.

         -Ce n'est pas si dangereux, ils n'ont pas l'air bien organisés, ni très nombreux. Et puis, à présent je suis prévenu, je n'irai pas les voir les mains vides.

Il sortit du sac une pokéball qui libéra un arcko. Je frissonnai, je n'avais jamais vraiment aimé les reptiles.
Je n'avais pas envie de l'aider, juste qu'il se casse et que je ne me fasse pas re-péter la gueule pour rien. Mais je savais que de m'en retourner à mon quotidien ne m'apporterait rien de beaucoup plus enviable. La vie que je menais depuis quelques années, et à laquelle je m'étais accoutumé, n'avait pas grand chose de l'idéal qui était mien autrefois. Alors, une petite virée vers l'inconnu ne pouvait pas être délétère, si ? Cela n'engageait à rien, je serais probablement de retour dans quelques jours. Oh, et puis merde, au point où j'en étais...

         -Ok, j'irai avec Lyra s'il le faut. Mais soyez prudent, ils ont aussi un pokémon et vous seulement deux, votre avantage est plutôt court.

         -Seulement un. Je te confie le troisième jusqu'à ce que je vous rejoigne, je ne vais pas te laisser sans protection. Ne vous inquiétez pas pour moi, ils n'ont aucune notion de combat de pokémon. Vous irez à Ville Griotte, c'est un petit bourg de campagne, à peine à une journée de marche, Lyra connaît la route. Vous devrez éviter les grands axes, si vous tombez sur la Team Rocket ou la police ils embarqueront vos pokémons. Je fais au plus vite.

Il avait beau jouer les fier-à-bras, ses yeux laissaient transparaître sa peur. De quelques gestes raides, il ajusta son sac, nous tourna le dos et s'enfonça à grands pas dans la pénombre permanente qui régnait dans les ruelles mal famées de Bourg Geon.

         -Comment tu t'appelles ? T'as déjà eu des pokémons ? Ils habitent où tes parents ?

         -Calmos petite, une question à la fois.

Elle me fatiguait déjà.

Après le départ d'Orme j'avais dû repasser à ma piaule pour récupérer un sac de couchage et un peu de bouffe, au cas où. Je ne savais pas combien de temps allait nous prendre le voyage jusqu'à Ville Griotte, le prof avait parlé d'une journée mais avec une morveuse dans les pattes j'avais préféré  assurer mes arrières.
Puis nous avions pris plein Ouest, d'abord sur le bas côté de la route principale, qui déroulait son asphalte au milieu des arbres, rampant vers l'horizon comme un gigantesque serpent noir. Ce n'avaient été que trois cents mètres mais nous les avions parcourus tendus et silencieux, plombés que nous étions par la crainte de tomber sur une patrouille de police, ou pire.
Mon soulagement avait été intense lorsque Lyra avait obliqué sur la gauche, droit dans les sous-bois, sur un sentier de terre creusé d'ornières boueuses.

         -Tu crois qu'on est cachés maintenant ? avait soufflé Lyra, les yeux grands ouverts d'inquiétude.

         -Attends le prochain virage et on sera bons.

Comme la courbe du chemin mettait entre nous et la route quelques arpents de forêt, nous masquant définitivement, Lyra avait libéré son marill de sa prison de plastique. Aussitôt la souris fantasque avait entrepris de gambader dans les taillis, se roulant dans les flaques, pourchassant les fouinettes craintifs, nous épiant du coin de l’œil pour nous rattraper en trombe lorsque nous prenions trop d'avance.
La gamine, n'y tenant plus, n'avait pas tardé à rejoindre son pokémon dans ses divagations, et sa tenue de voyage s'était couverte de boue en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

         -Alors, comment tu t'appelles ?

Le soleil, qui entamait sa course vers le zénith, passa timidement de pâles rayons par dessus les cimes des hêtres, des chênes et des rares résineux qui nous entouraient de leur chape tranquille. Loin au dessus de nos têtes, le vent faisait bruisser les frondaisons, qui avaient depuis longtemps viré au roux, et parfois arrachait d'une rafale rageuse une poignée de feuilles qui venaient doucement se poser à nos pieds et alentour.
Essoufflée, Lyra marchait maintenant sagement à mes côtés, mais malheureusement sa fatigue n'avait pas eu pour conséquence de lui faire fermer son clapet plus de deux minutes. Sa voix me vrillait les tympans et faisait résonner dans toute ma tête le tambour sourd de la douleur qui battait inlassablement sa mesure. Je me fis violence pour lui répondre sans l'envoyer paître.

         -Tsohan.

         -Tsohan ? Ça veut dire quoi ?

         -Ben je sais pas, c'est juste mon nom.

         -Et pourquoi tu vis pas dans une vraie maison ?

         -J'ai pas vraiment assez de pognon pour me louer une villa.

Ça, et aussi parce que les habitants du quartier Ouest étaient moins regardants sur la légalité des activités de leurs voisins. Pas que je touchais au grand banditisme, ni même à l'omniprésent trafic de drogue : je m'y étais toujours refusé. Mais bon, pour se faire un peu de fric dans une ville en pleine déliquescence économique, mieux valait ne pas cracher sur le travail au black. Après la délocalisation de l'usine de pokéballs, j'avais taffé un peu dans le bâtiment, un peu sur les docks du port de pêche à l'Est de la ville, un peu comme coursier. Pas toujours employé par des mecs très clairs, j'avais appris à me faire discret, et à disparaître lorsque les flics débarquaient.

         -Pourquoi, relança Lyra, t'as pas de travail ?

         -J'en avais un, j'ai travaillé à l'usine avant qu'elle ferme, il y a trois ans. Maintenant j'essaie de me débrouiller, mais il n'y a pas beaucoup de boulot en ville.

         -Tu aurais pu venir travailler chez Nicolas, je suis sûre qu'il aurait bien voulu.

J'eus un petit sourire amer.

         -J'étais pas contre, c'est même pour ça que je suis venu m'installer ici. J'ai passé le concours d'entrée à l'Université du prof Orme. Recalé. C'est pas facile de travailler avec lui tu sais.

J'étais pourtant plein d'espoir lorsqu'à dix-neuf ans j'avais quitté Safrania. L'Université de Bourg Geon était moins réputée que celle du professeur Chen, j'avais ma chance. J'avais été assez con pour y croire en tout cas. Évidemment, armé seulement de ma motivation naïve et d'un semblant de passion pour les pokémons, je m'étais planté.

         -Mais maintenant tu as un pokémon, compatis la jeune dresseuse, tu dois être content alors !

         -Il est pas vraiment à moi, le prof me l'a prêté jusqu'à Ville Griotte c'est tout.

Lyra rumina d'un air contrit, puis s'éclaira soudain et farfouilla dans sa sacoche jaune.

         -Tiens !

Elle me tendit cinq pokéballs neuves dont la surface lisse reflétait la lumière du jour en rouge et blanc.

         -Comme ça tu peux capturer les pokémons que tu veux, des pokémons à toi.

Je balbutiai des remerciements. J'étais plus touché que je ne voulais le montrer ; j'avais depuis longtemps tiré un trait sur mon rêve de gosse de devenir dresseur mais le geste de la petite venait de remuer en moi des émotions qui avaient baigné mon enfance.

Lyra reprit :

         -Pourquoi tu laisses pas sortir le pokémon que t'a donné Nicolas ? Il serait sûrement content de jouer avec Titanic.

Il est vrai que je n'avais aucune idée de qui pouvait être le compagnon que m'avait confié Orme. Je n'avais eu jusqu'à présent aucun désir de faire sa connaissance, probablement à cause de la crainte inconsciente de m'y attacher pour devoir m'en séparer ensuite. Mais le cadeau de Lyra avait coupé en moi cette bride en ravivant l'espoir de posséder mes propres acolytes.

Je me saisis de la ball et appuyai sur le bouton qui en déclenchait l'ouverture. A mes pieds se matérialisa un poussifeu, petite créature parée d'orange et de jaune, chancelant sur ses maigres pattes devant l'environnement neuf qui s'ouvrait à elle.
Immédiatement le marill accourut à fond de train  pour renifler le nouveau venu et sautiller dans l'espoir d'y trouver un partenaire de jeu. A sa grande déception, car après un rapide examen du pokémon aquatique le poussifeu se contenta de marcher tranquillement à mon côté, ne quittant mes pas que lorsqu'un caillou coloré, une fougère agitée par le vent en bordure de chemin ou un autre élément inconnu de ses yeux ingénus attisaient sa curiosité.

Lyra, aux anges devant le spectacle qu'offrait le volatile, renoua bientôt avec sa loquacité habituelle.

         -Il faut que tu lui donne un nom ! C'est important, sinon il s'appellera juste poussifeu, comme tous les autres poussifeus. Et même si tu le gardes pas à la fin, c'est toujours le premier dresseur qui doit donner son nom au pokémon.

         -Très bien, alors il se nommera Horus.

Le soleil se couchait devant nous lorsque nous sortîmes de la hêtraie, découvrant, dans la vallée qui s'ouvrait en contrebas, une modeste bourgade où de petites maisons se lovaient en grappes entre les collines boisées et la mer, au Sud-Ouest. Dans les pâtures qui flanquaient Ville Griotte, des troupeaux d'écrémeuhs et de wattouats paissaient, avec çà-et-là quelques fermes qui ponctuaient le tableau d'une touche pastorale.
S'il avait pris toute la journée, le voyage avait été plutôt paisible, même en considérant la turbulence de mon guide. Qui n'était toutefois pas dénuée de compétences : j'étais parvenu, en suivant ses conseils et à sa grande joie, à capturer une rattata et un spoïnk, baptisés Skaven et Pumba selon ses préceptes.

Lyra désigna du doigt notre destination, une ferme excentrée située au Nord regroupant une dizaine de bâtiments de pierre grise. Sous les bourrasques qui nous ébouriffaient, nous en prenions la direction lorsque la voix appela dans notre dos.

         -Hé, attendez !

Orme ? Il avait fait vite. Je me retournai. Non, ce n'était pas le prof. C'était le gosse à la tignasse rouge qui avait pris son sac, il devait nous avoir suivi depuis ce matin. Je me tendis, conscient du danger, s'il se tenait là devant nous il était probable que le pokémon fût toujours en sa possession. Il sortit du couvert des arbres et avança de quelques pas.

         -Tu viens aussi de Bourg Geon hein ? lança-t-il. Quartier Ouest ?

         -Oui. T'as pas amené tes copains cette fois ci ?

         -Non ils... ils n'ont pas eu les couilles de me suivre.

Il roulait des mécaniques mais il hésitait, ça se voyait. Il jetait des coups d’œil saccadés partout autour de lui, les muscles de sa mâchoire se contractaient spasmodiquement, il trépignait sur place. Si je voulais avoir une chance de l'amener à rendre le pokémon, il allait falloir l'amadouer un minimum.

         -Ok, si tu nous disais ce que tu veux ?

         -Je viens te proposer de te joindre à moi.

Plus je l'observais, plus s'installait en moi la certitude qu'il était en fait complètement perdu. Il avait l'air d'un gamin qui aurait fait une connerie trop grave pour être rattrapée et qui chercherait désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Il y avait sûrement moyen de tirer un parti intéressant de la situation. Pour l'instant, continuer à discuter.

         -Tiens donc, que me vaut cet honneur ?

Il médita quelques secondes, incertain, comme suspendu à ses pensées instables, puis se jeta à l'eau.

         -Ces pokémons qu'on a récupérés, ça peut nous sortir de la merde. On n'a jamais eu de valeur aux yeux du gouvernement, de la Team Rocket ou de n'importe quelle bande de connards qui veulent imposer leur loi à des gens qui leur ont rien demandé, maintenant ils pourront plus nous ignorer. Je sais pas si tu crois au destin mais là pour une fois la chance nous a souri. Je veux dire, tu viens de la rue toi aussi et...

         -Rends le pokémon ! Voler c'est méchant ! interrompit une voie aiguë.

Il détourna le regard vers Lyra et son marill. Ses sourcils se froncèrent sur l'air mauvais de son visage et il parla d'une voix pleine de rage.

         -Ça je ne crois pas non.

Il lança brusquement une pokéball dont jaillit un petit gobou. Mon sang se glaça, le sentiment d'urgence qui s'était en un instant emparé de moi me donna l'impression que le temps venait de ralentir implacablement. De ma main droite, cramponnée depuis le début de l'échange à la pokéball d'Horus dans la poche de mon manteau, j'envoyai fébrilement mon poussin chamarré à l'assaut.

Semblant saisir en un instant, d'un coup d’œil instinctif, la belligérance de la situation, mon pokémon se précipita sur son ennemi azuré dans un concert de pépiements furieux. Le gobou, resté jusqu'ici interdit malgré les ordres cinglants de son dresseur, amorça une charge alors qu'Horus était quasiment sur lui. Mais le poussifeu était le plus vif et se trouva bientôt perché sur le dos de son adversaire, fouaillant sa peau de ses ergots aiguisés tandis que la victime paniquée ruait en poussant des couinements pathétiques.
Vert de rage et jurant à pleine voix, le type tendit sa pokéball vide qui rappela, dans un rai de lumière, le perdant du combat. Suite à quoi il s'enfuit comme un dératé vers les bois et disparut en quelques instants derrière les troncs paisibles.

Je repris lentement mes esprits, mon cœur battait encore la chamade et je transpirais comme une pute dans un couvent. Cela dit j'étais plutôt fier de la raclée que je lui avais mise à ce petit con, ça valait presque la peine de m'être tapé la migraine depuis le lever du soleil.

         -Mais t'es complètement malade !

Je me retournai, déconcerté. Lyra me fusillait d'un air furibond.

         -Ton poussifeu il est tout petit, me cria la gamine, il sait même pas faire de feu encore, il aurait pu se faire tuer !

         -Le prof m'a dit de te protéger, je sais que c'est pas agréable mais tu es sous ma responsabilité.

         -Nicolas voulait que quelqu'un vienne avec moi parce que je suis une petite fille, pas pour me défendre contre des pokémons ! Des combats j'en fais depuis que je suis bébé !

Je ne savais pas trop quoi lui répondre, d'autant qu'elle avait probablement un peu raison. L'excitation du duel était retombée, et je me sentais profondément ridicule de devoir être remis à ma place par une morveuse tout juste tombée de l'arbre. Horus, à mes pieds, me fixait d'un regard interrogateur en babillant.
Je me détournai en silence et me dirigeai vers le corps de ferme. Le crépuscule n'allait pas tarder à pointer le bout de son nez, j'avais mal aux pieds, à la tête et une putain de fringale. Il était temps que la journée se termine.
Comme je l'espérais, Lyra me rattrapa en trottinant, boudant consciencieusement.

Aux abords de la bâtisse  principale se tenait un homme, trapu, qui finissait une cigarette en faisant les cent pas. Il portait un blouson de cuir sombre, un vieux colt à la ceinture et, sur la tête, une casquette gavroche élimée qui finissait de lui donner un air de dur à cuire. Nous remarquant, il jeta son clope, l'écrasa d'un coup de talon et tourna vers nous ses lunettes noires. Sa silhouette se détachait dans le contre-jour pourpre.

         -Où est le prof Orme ?

Sa voix était calme et posée, ses traits impassibles, mais son ton exigeait une réponse immédiate. Une aura menaçante sourdait de son être, comme s'il laissait couver en lui une violence qu'il avait appris à réprimer, mais qui pouvait être déchaînée à tout moment.

         -Il est parti chercher un pokémon qu'un méchant lui a volé, chantonna Lyra, alors il a dit à Tsohan de venir avec moi.

Il braqua sur moi un regard fermé par ses verres fumés. Je me sentis jaugé quelques secondes, puis il demanda :

         -Dans combien de temps il arrive ?

         -Une journée a dû lui suffire. Il devrait être là demain, répondis-je.

Je passai sous silence notre rencontre avec le voleur et, répondant à mes prières muettes, Lyra en fit autant. Je préférais lui en dire le moins possible avant l'arrivée du prof, ça lui ferait d'autant moins de raison de me soupçonner de quoi que ce soit. Je ne savais pas de quoi ce type était capable, toujours est-il qu'il m'avait l'air sacrément louche, et j'avais le pressentiment que si Orme ne débarquait pas je me retrouverais salement dans la mouise.

         -Alors nous attendrons demain.

Le climat sembla se détendre un peu. Il s'adressa à la petite.

         -Vous avez les mêmes chambres que d'habitude, je vous laisse vous installer.

Je suivis Lyra dans une des habitations. Alors que nous empruntions les larges escaliers en bois massif qui devaient nous mener à nos dortoirs, j'essayai de pousser la petite dresseuse à m'en apprendre un peu plus sur notre hôte.

         -Pas commode le proprio.

         -Il connaît plein de trucs, presque autant que Nicolas. Et il est pas trop méchant en vrai, mais je crois qu'il aime pas parler aux gens. Moi je l'appelle monsieur Pokémon.