[HeartGold] Aswium

Il était dix-neuf heures à Jotho, Jayan, deux ans après la première Impulsion. Temps agréable.

Rosalia avait trouvé dans l’empreinte du Samjoh une certaine harmonie, entre splendeur et destruction. Sûr, il restait sur la ville la menotte imaginaire du phénix légendaire, la ruine de la Tour Cendrée, son ombre sinistre s’étalant sur les maisons comme la queue de givre d’un Amagara ; mais il restait aussi la robe fauve des arbres au sud, figés dans un automne perpétuel. Satsuki voyait en ce paysage une certaine nostalgie - une nostalgie du futur. Un regret, à la seule pensée que ces belles terres de Jotho échappent un jour prochain à sa mémoire. La jeune danseuse laissait, au sommet de cette tour, le vent mordre ses épaules nues et les pétales s’échouer dans le ressac de son kimono. Dans ses narines subsistaient le soufre, le bois brûlé, autant que la menthe et les sels d’Oliville.

Tamao, elle, était pressée de mettre un terme à cette nouvelle journée cérémonielle. L’aînée tournait aux quatre coins de la terrasse, donnait des impulsions artificielles aux grelots de verre et de bronze. Elle avait, sur les planches de la terrasse, le pas raide et assuré d’un Lakmécygne - si ce Lakmécygne avait des bagues aux pattes, pensait la benjamine avec une certaine amertume ; des années de danse se sentaient dans cette démarche, plus de temps que toute l’éternité condensée dans ces quelques kilomètres de forêt dans les régions du San, au sud.

« Ne te montre pas aussi négligée, » persifla-t-elle, remontant le kimono sur l’épaule de Satsuki.

Elle n’y pouvait rien, il était trop grand pour elle. Trop coloré. Sa peau blanche et sa chevelure ébène, bien qu’elle partageait ses traits avec ses quatre sœurs, se fondaient dans le pourpre royal. Ce n’était peut-être que l’impression d’une jeunesse à peine entamée. En tout cas, la bretelle retomba immédiatement sur son flanc nu. Soupir.

« Si notre mère te voyait ! Essaie au moins de te tenir droite.
- Et si je mettais une épingle ? » Voilà donc ses naïves inspirations, se disait alors Tamao. Le Samjoh va retrouver son Ho sur la Terre, notre Monde pourrait connaître une nouvelle civilisation, et tout ce à quoi elle pense, c’est à mettre une épingle à son kimono. De ce fait, les ongles de la couturière vinrent pincer le dos-nu d’un geste vif, provoquant un piaillement de surprise chez la jeune Satsuki.
- Qu’est-ce que tu fais ... ?
- Je te mets ton épingle, » s’éperonna Tamao, tirant d’un coup sec sur le kimono.

Pour la benjamine, encore davantage que pour ses aînées, les légendes du phénix légendaire et de son Ho fantôme étaient des chimères.

C’était à des temps anciens, où les décennies étaient des secondes, et où la mode n’intéressait personne. Avant que les Pokémon ne soient seulement nommés Pokémon, avant que les deux régions de Tohjo ne soient unies sous une seule bannière, existait une créature divine que l’on appelait Samjoh. On disait de lui qu’il possédait trois pattes ; l’une commandait les armées de la Terre, et l’une autre, les armées du Ciel. Il donna la prospérité aux habitants de ce que l’époque appelait le Flanc Fermeille, en tirant le soleil, de telle sorte que même les Jothoites eussent oublié le reflet de la lune et les couleurs terriennes. Une chose en entraînant une autre, l’égo humain s’en vu gâté ! On enchaîna ses pattes dans des menottes spirituelles, des tours ; et des ombres plus hautes encore pour obscurcir sa couronne de lumière. Il y serait encore aujourd’hui, quoique fragmenté, s’il n’y avait pas eu la destruction de la Tour Cendrée.

Cette fichue tour ! Ses fondations de bois vermoulu, exposées comme des reins éventrés, était pour une population superstitieuse la seule preuve nécessaire à l’existence du phénix légendaire - ce qui était davantage une menotte pour la jeune Satsuki, lissant son échine là où son aînée l’avait pincée, l’ongle ayant piqué avec la vivacité d’une pince de Krabby.

Qu’est-ce qui avait dû se trouver là ? Une Ho fantôme, se disait-elle avec toute l’ironie que portait ce double-sens.

« Tu m’as fait mal !
- Cela t’apprendra à remuer comme ça, petite impatiente, contre-attaqua Tamao avec un sourire dans la voix.
- Oui, mais... »

Elle laissa retomber ses épaules avec défaite. L’ut d’un autre soupir. Pour être honnête, une lassitude s’installait également dans le cœur de l’aînée. Elle avait passée plus de trente ans de sa vie dans les murs de papier de sa salle de danse, pour quoi ? Une échasse. Souvent s’était-elle dite que l’héritage de cette légende de Jayan, le jour de la renaissance du Samjoh, se passerait sans que ...

Satsuki tira violemment le dos de sa robe et réajusta le corset à sa poitrine ; mais la protestation, de ces mots juvéniles, se perdirent dans le bruit blanc.

Au-dessus de leurs têtes, sur un carillon de verre, tombait une cendre.

Tamao avait été préparé pour ce jour, certes ; mais à cet instant, ce fût comme si elle voyait pour la première fois. On lui avait mis dans les genoux des rouages qui n’étaient pas les siens, et ce seul éclat doré sur la surface translucide tintait avec la force d’une fabuleuse explosion. Bang ! Faisaient les premières cendres sur le plancher. Une puissance fictive. Quant à Satsuki, son attention se reporta dans le lointain, sur le Flanc Fermeille ; dans sa propre robe pourpre, s’accrochaient des étoiles entières.


Il était huit heures à Kanto, Jayan, un an après la seconde Impulsion. Alerte aux particules fines.

Le Raichu renifla l’air aux premiers signes d’orage. Il en avait l’habitude, et le ras-le-bol, de la cendre ! C’était la même qui avait rouillée son échine, laissant dans son évolution le dos-rond d’un Chamallot. C’était une odeur qu’il en était venu à associer à Lui ; et ainsi, d’instinct mené, remonta-t-il la formation rocheuse du Mont Argent pour le voir.

Le roc opalin coupait entre Kanto et Jotho comme la lame d’une épée. Et, comme toute épée, tout le monde en avait oublié qui en portait le pommeau, mais simplement le geste porté entre les deux régions. Ce matin, la lame rouillait sous la pluie de cendres, accumulée en une neige crasse entre les herbes, en dragons d’or rampants sur les rochers et les arbustes. Et bang ! Faisait le coup de tonnerre sur le sol.

Pendant un temps, il n’y eut que de la cendre sur Kanto. De la sépia dans les herbes et de la mélancolie dans les cœurs ! Elle Lui collait à la peau. La chaude morsure lui avait faite des mains calleuses, et le grain fin d’une aile de Papilusion.

Bang !

Lui, c’était son dresseur. Il n’avait pas de nom - ou plutôt, il en avait un, mais on le lui avait refusé comme tout le reste. Le Raichu le trouva dans une position étrange, quand lui se pressait pour rester dans les ombres protectrices des rochers ; les deux bras nus et offerts au ciel, la cendre disparaissant sur ses doigts froids en flocons. On le reconnaîtrait sans peine même sans cela, avec son éternel haut rouge, le jean écorché ; le sac qui le balança en arrière quand il lui  bondit dessus avec la prestance d’un Pikachu dont le souvenir ne l’avait jamais vraiment abandonné. Avec ce sourire crochu et ce vernis brun dans les yeux.

Il n’était qu’un Pokémon : il avait les sens plus aiguisés que ceux des humains, mais sa pensée était loin d’être aussi complexe. Aussi se trouva-t-il fort embêté de Le voir avec son regard fuyant, poussant son museau contre son cou. Il ne comprenait guère cet intérêt pour cette pluie de cendres qui grippait sa petite mécanique. Non pas que son dresseur était habituellement bavard - Il avait toujours cette voix timide et inexercée. Comme s’Il n’avait jamais dû s’en servir. Mais il comprenait le concept de parapluie, et en voilà un qui lui manquait !

« Eh, doucement, Lucas. » Le Raichu se contenta d’un couinement de plaisir, enfin, en se basculant plus en avant sur son épaule. « C’est juste que ... Je ne m’attendais pas à revoir ça. »

Après tout, le dresseur n’avait vu qu’une fois ce phénomène - au début de son propre voyage initiatique. Naïf n’en connaissait-il pas encore la signification. Quoique, il serait prétentieux de dire qu’Il la connaissait maintenant. Lui qui, lors de la première Impulsion, avait pris malgré lui le nom et l’apparence d’un Autre. Machinalement, Ses doigts vinrent jouer avec le rabat de Sa casquette.

« Alors ... Une nouvelle partie commence. » Sous le bras de Fire, la queue du Raichu faisait le pendule, combattant la brise qui portait vers eux les cendres. Le regard se durcit sous l’ombre, le ton plus mordant : « Je crois qu’Elle nous attend au tournant ! »

Il se souvenait vaguement de lui. Bourg-Géon. Gamin immature parmi ces peaux diaphanes qui n’avaient pas connu les difficultés de la vie. Gamine immature et agaçante. A tout point de vue, le Dresseur en face de lui - tant est qu’on pouvait appeler un tel gars Dresseur, les yeux malades fuyants et le mouvement fragile d’une poupée de porcelaine, il sera brisé aussi facilement que le vieux sage - n’avait eu que la malchance d’avoir été dans le secteur au moment où il volait la pierre Flash. Mais il savait mieux que négliger cette déviation, ce petit caillou dans la jolie mécanique du destin. Dans sa réminiscence, le Dresseur n’était pas là. N’existait pas. C’est donc, merci pour ce train de génie, qu’il avait un rôle à jouer. Lequel ? Il sentit ses muscles se crisper sous l’excitation.

Mieux valait ne pas lui laisser le temps de le savoir.

« Pepper, au combat ! » Le Germignon déploya dans l’instant ses Fouets Liane, long filet de vibrations à ras le sol. Mais apparemment, le voleur s’en souvenait et anticipa ; au lieu de toucher le Héricendre, son poids se contenta de frôler le vecteur devant lui, faisant vibrer toute la « toile », et redescendit prestement sur le sol.

« Héricendre. Attaque Flammèche. » Pepper te poussa brusquement sur le côté, évitant de justesse un jet de feu - la chaleur te lécha l’épaule. Sur ton revers, tu lanças ta Poké Ball à peine désamorcée :

« Martin ! Charge ! » Le Fouinette, aussi vif qu’au premier jour, s’appuya sur le sol entre deux Fouets Liane et chargea. L’extrémité se saisit du heurt du Héricendre, juste avant qu’une « Roue de Feu » bien placée les déploie hors du champ du combat. Tes doigts se resserrèrent sur le seul qui te restait, à gauche, et les vibrations transmises par l’ensemble. Le Pokémon Souris Feu restait prudemment dans sa bulle vaporeuse. Martin se tenait droit sur sa queue, appuyé délicatement sur l’arrière d’un dernier Fouet Liane, pour signaler sa présence. Un instinct subtil lui donna une indication de revenir vers toi.

Sa stratégie a changée, te disais-tu. Lorsqu’il a combattu contre Yu, il faisait tout pour fuir, éloigner son attention de la Route. Mais là, il veut vraiment se battre. Il veut me mettre hors d’état de nuire. Mais pourquoi ?

« Héricendre. Vive-Attaque. » Sans les Fouets Liane déployés à l’arrière, tu ne pouvais pas sentir où il se trouvait exactement dans l’espace, mais tu avais anticipé. « Boul’Armure ! Maintenant ! » Poussé par le vecteur, Martin s’avança dans la trajectoire, roulé en boule, et s’appuya fermement sur le sol à l’aide de son muscle caudal pour encaisser l’attaque. Cette fois, le Héricendre rebondit sur le Fouet le plus éloigné en face de toi.

« ... Pas mal, » fit le voleur en entracte ; mais le sifflement dans sa voix trahissait sa frustration, tel le grondement d’un Medhyèna. « Pour quelqu’un comme toi.
- De quelqu’un comme toi, ce n’est pas un compliment. » Touché.
« ... Je crois que tu ne comprends pas bien ce que je te dis : ta pathétique performance est futile. Héricendre, Brouillard. »

Ta vue s’assombrissait à peine. Où veut-il en venir ? Dans un espace clos comme celui-ci, il se mettait lui-même en désavantage. Mais tu croyais en ta première intuition : ce voleur avait une expérience innée de Dresseur, et il ne ferait pas une erreur aussi grossière. Par prudence, tu appuyas doucement sur la tête de Martin, le forçant à abandonner sa hauteur qui ne faisait que l’handicaper et le mettre au ras du sol. Sous tes doigts, le corps entier du Fouinette frissonnait, déjà éprouvé par les attaques physiques à répétition.

Tu n’avais pas anticipé l’attaque suivante.

« Météores. »

Ta vision se trouait de rayons blancs. Instinctivement, tu notas le point distant duquel émanaient les lumières ; car d’un seul coup, les vibrations dans tes doigts se turent. Pepper venait de replier tous ces Fouets Lianes, endommagés par l’attaque-qui-ne-rate-jamais. Tu aurais bien voulu le rassurer, mais il était trop loin, et il ne te restait de « vue » que la position du Héricendre. Il fallait faire avec. Tes doigts se collèrent sur le plancher, près du corps de Martin, et remontèrent dans cette direction approximative. « Griffe ! »

Le Fouinette bondit comme sur un ressort, et tu perdis ta vue.

Un hurlement perçant retentit au bout de la salle. Touché ! Si le Brouillard ne se dissipât pas encore, tu sentis sur les lattes du plancher le poids des deux Pokémon tombés l’un sur l’autre. Le voleur sur ton côté gauche ne pût étouffer un cri de surprise.

Tes doigts s’appuyèrent sur les lattes, fermement, attendant avec anxiété que quelque chose bouge, que le Brouillard se dissipe, que ... La flamme surgisse, Papilusion de lumière au milieu de l’obscurité, et qu’une masse lourde tombe contre les lames du plancher. Un grognement de frustration t’échappa en dégoupillant la Poké Ball de Martin, alors que le dos du Héricendre s’embrasait, comme s’il consumait les derniers souffles de tes compagnons épuisés.

« Alors ? » Cet aigu sadique venait te poignarder. « Tu ne dois rien faire contre moi. Ecarte-toi d’mon chemin. »

Il avait raison, mais tu n’en bougeas pas pour autant ; la Poké Ball goupillée se refermant contre ta poitrine et les doigts errants sur le plancher, le long d’un Fouet Liane fébrile et couturé. Tes Pokémon étaient vivants, mais quelque chose - une petite odeur méphitique qui semblait grandir dans tes poumons, te pousser en avant, tel un Onix dans les gorges de la montagne - te disait qu’il ne s’arrêterait pas là. Que la couleur volée dans la voix du Sage Jehan et de l’acolyte disparaîtrait bien ailleurs. Qu’il n’était pas un voleur de bas étage.

Mais il te restait quelque chose. Un fil électrique invisible qui tendait ta jambe, à hauteur de ta ceinture. Sans trop y réfléchir, tu te rétablis sur tes jambes, le bras tendu, la Poké Ball vide, lourde de ton espoir. Le voleur se contenta de cracher.

« Quoi, t’as encore quelque ch–
- Choc Mental ! »

Ton coude se projeta sur du vide.

« Il s’est enfui ! » Merci, inspecteur Beladonis. Mais alors que tu reprenais conscience de ton environnement - Pepper et Vestale tous deux se déployèrent, laissant sur ta peau une désagréable sensation de nu et de vulnérabilité -, deux mains rêches mais fermes prirent les tiennes en coupe. Le doigt rugueux du Sage Jehan, devinais-tu, traçait le contour de ta ligne de vie.

« Qu’importe la Pierre Flash, » dit-il d’une voix sans âge. « Grâce à ce jeune Dresseur, les ghos bi sont saufs.
- Les ghos bi ... » Sur tes lèvres, le goût âcre s’évanouit dans un frétillant sourire - la dernière trépidation de la possession de la Fantominus. Car c’était elle qui t’avait poussée à gravir les étages de la Tour Chétiflor à la rencontre du voleur. Sauf que, puisque ce dernier avait réussi à se faire la malle avec la Pierre Flash ... « Qu’est-ce qu’ils protègent, en vrai ?
- La curiosité est une qualité qui se perd, » répondit-t-il, mystérieux, tirant tes mains. Puisque Pepper et Vestale n’émirent aucune objection, tu te laissas guider, ton pied suivant le talon du Sage.

Le bout de tes doigts se pressa sur l’autel gravé. Et à mesure que tu déplaçais ta main vers la droite le long de la figure, ils se déployaient comme le long d’une aile. Au centre, trois cercles, l’un d’un diamètre plus grand que les deux autres, reliés par deux profondeurs. Tu visualisais le symbole dans ta tête. Il avait dû être abandonné sous la corne d’un quelconque livre d’histoire, à des années lointaines où tu prenais pour acquis le déplaisir de la lecture. Cependant, quelque chose te chiffonnait dans le dessin devant toi. Tu ne l’avouas pas au Sage Jehan ou à son acolyte, attendant que l’un des deux le nomme.

« C’est une Ho, » confirma le vieux Sage. « L’une des trois pattes du Samjoh, le porteur du Soleil, dont la course débute au Soll et qui apporte fertilité et prospérité à toute la région. C’est, du moins, ce qui nous a été enseigné et ce que nous enseignons, » ajouta-t-il avec pédagogie - quelque frémissement de lèvre ou de nez avait dû trahir ta pensée. Bon. Tu devais avoir le souvenir d’une autre Ho de Jotho, voilà tout. « Les ghos bi habitent la tour depuis que l’Ho s’y trouve.
- Ce sont des genres de gardiens, » complétas-tu.

Sauf que.

Ton monde était fait de sauf que et de mystère. Si la Fantominus avait réussi sa mission de gardienne de l’Ho, alors elle n’avait aucune raison de s’attarder sur ce plan. Et si elle avait échoué … Son corps rond et écumeux chatouilla ta peau en t’attirant vers elle. Et dans son rire spectral, ta mémoire reconnut la voix tremblante et emportée de Yuheun. Ce pauvre Pokémon, que va-t-il lui arriver ?

« ... Ta mission n’est pas terminée, pas vrai ? »

Le Héricendre suivit le mouvement de la pierre Flash, roulant d’un côté puis de l’autre entre les mains de son Dresseur, dévoilant ses faces telles autant de rayons de soleil dans le couchant. Il ne comprenait pas pourquoi il tirait la tronche : n’avaient-ils pas trouvé la clé du Soll, activé le pouvoir de l’Ho dans la gravure comme il le souhaitait ? Mais sur ce sujet, la vision du Pokémon Souris feu était plus limitée que celle de l’humain, perdu dans ses pensées. Il ne se satisfaisait pas d’avoir atteint ce premier objectif. Il admettait avoir sous-estimé les capacités du Dresseur de Bourg-Géon. Il avait perdu : voilà la simple vérité. Ce qui ne laissait plus de place au doute quant à son rôle - que le gamin en soit conscient ou non. Même si, cette erreur mis à part, il était toujours raccord avec sa réminiscence ; négliger l’existence nouvelle du Dresseur serait une erreur.

Elle savait que tu devais encore le rencontrer.

A leur prochaine rencontre, il le mettrait définitivement hors d’état de nuire.

☉

Bisang Sum, rebaptisé Albert dans la mode du Nouveau Continent, avait hérité de feu son père ses souvenirs de paysages rocailleux sans brise du San, des tempêtes autour des neuf îles Gil Il Seom, des escapades entre les sommets du Mont Argent à dos de Roucarnage ; quand bien même il n’avait jamais quitté le Soll. Il gardait en mémoire ces fragments d’histoire du grand aviateur Sonsil Sum et survolait les deux continents sans jamais bouger de chez lui, ses ailes juvéniles clouées au sol par la phobie que le ciel lui inspirait. Tu t’étais quand même un minimum renseigné sur l’adversaire qui se tenait devant toi, tenant habilement sous la plante de ses pieds la maigre poutre qui te soutenait. Les habitants Mauville de cent ans et plus semblaient n’avoir attendu qu’une oreille attentive pour écouter leur pathos.

Sonsil Sum, ancien Champion de l’Arène, avait été foudroyé par un éclair errant deux ans auparavant. Il volait sur son fidèle Roucarnage quand la foudre invisible avait frappé l’aile du volatile. Albert n’avait pu que constater le décès de son père. Il devait honorer l’Arène du paternel, sans montrer la peur qui semblait vous attirer vers le sol. Il se tenait en face, mettant tout son poids dans ses doigts de pied, émulant la posture fière et insolente d’aisance de Sum père, là où tu tremblais, mu par la peur primale du vide, les genoux serrés sous le bassin et tenu sur les longs vecteurs de Pepper circulant en travers de la plateforme.

« Albert, Champion de Mauville, » tonna une voix d’assurance contrefaite. De toute façon, tu savais qui il était, et ton cerveau traita cette information comme non-prioritaire, envoyant dans tes nerfs le dossier urgent du vide sous tes aisselles et de l’équilibre à avoir pour y remédier. Aussi, quand il demanda ton nom, tu mis un instant à l’enregistrer.

« ... Wabi. Challenger ... On ne pourrait pas combattre au sol, plutôt ? »
Son ton s’aggrava. « Si tu ne peux pas composer avec les contraintes d’une Arène, tu n’es pas digne d’être Dresseur.
- Vous n’avez pas des normes ? ... Non, sérieusement.
- A toi de me clouer au sol ! » Et là-dessus, une aile indolente vint frôler ta tête.

« A moi ! Corunte ! » La Racaillou sortit de sa Poké Ball et se déporta immédiatement sur la nasse de lianes, sur le côté de la plateforme. Le combat était clairement inégal. Le Roucool - vu la faible envergure quand il t’eut passé dessus, ça ne pouvait être qu’un Roucool, mais ça ne présageait que du pire à venir - dominait le centre du terrain ; et sans sentir son passage sur les vecteurs de Pepper, tu pouvais difficilement prévoir ses mouvements. Mais tu n’avais pas l’intention de rester seul aveugle.

« Lance-Boue ! » La Racaillou prit élan sur le Fouet Liane avant de projeter son attaque. L’impact fut presqu’immédiat : le Roucool se rabattit d’urgence sur le vecteur tendu à gauche - que ce fut parce que l’attaque l’avait touché, ou pour l’éviter, importait.

Le Champion de Mauville ne se laissa pas décontenancer. « Roucool ! Charge ! » OK, il a esquivé.
- Passe sous la plateforme ! » Corunte s’accrocha d’un seul bras pour se laisser tomber hors de portée, tendant d’un coup sec le Fouet Liane sous son poids. Calé entre tes genoux, Pepper laissa échapper un cri de protestation. Le Roucool profita de cette ouverture pour reprendre son envol. Puisque l’adversaire ne se laissait pas descendre, il faudrait monter à son niveau. Doucement, tu tiras un peu de la tension du Fouet Liane vers toi, jugeant du rebond de la Racaillou. Et même si tu ne pouvais pas voir le voir tournoyer, Albert serait forcé, à un moment ou à un autre, de le faire attaquer, exposant ainsi sa position ...

« Aéropique !
- Maintenant ! Saute ! » Le vecteur se détendit d’un coup sec. Corunte se jeta dans les airs au contact direct du Pokémon Minoiseau. Ce dernier n’esquiva le projectile vivant que de justesse - cette fois tu sentis comme une lame te frôler l’épaule au passage du Roucool piqué. « Jet-Pierres ! » Suivit la pluie de rocs. Sous ton pied droit, la plateforme se déroba, le bois percé avec moins de résistance que si ça avait été du papier. Pepper vint te cueillir avant que tu ne perdes l’équilibre et tombes à ton tour.

La protestation d’Albert fut plus éloquente que tout cri de Pokémon. « L’Arène de papa ... ! »

Mais le combat n’était pas terminé. Loin de là. La chute de la Racaillou sur le vecteur gauche te le rappela, le poids faisant brûler le Fouet Liane le long de tes doigts. « Ça va aller, Pepper ? » Le Germignon bruissa faiblement en signe d’acquiescement. « Tiens le coup, mon grand.
- Ce n’était qu’un aperçu de la puissance des Pokémon Oiseaux ! À moi, Roucoups ! »

Tu ne sentis que la trajectoire du Roucoups biaiser aussitôt qu’Albert finit son appel ; mais son envergure supérieure suffit à provoquer un violent courant d’air. Tu eus juste le temps d’anticiper en dégoupillant ta Poké Ball. Le Fouet Liane à ta gauche céda à l’impact, tractant Corunte à portée du rappel.

« Reviens. » Tu tentas de ne pas faire paraître l’angoisse qui montait de ton pied pendu à tes lèvres. Peine perdue : ta voix cassa quand même à l’arrivée. Corunte était le seul Pokémon que tu possédais qui eut un avantage sur les oiseaux du Champion d’Arène. Vestale était bien capable de voler, mais sa vitesse ne pouvait rivaliser avec celle d’un Roucoups. Martin souffrait du même désavantage que la Racaillou, et tu avais déjà surestimé son endurance, comme celle de Pepper. Le Germignon dont, malgré le silence, le corps tremblait sous le contrecoup de l’effort.

Albert jubilait. « Ah-ah ! Le vent souffle enfin dans notre sens !
- Pepper. Fouet Liane, derrière moi, à la verticale. » Le Germignon siffla une interrogation mais s’exécuta, dressa un vecteur sur lequel tu t’agrippas, une main dans ton dos, l’autre sécurisant ton appui. Il ne te restait qu’une stratégie possible : utiliser l’orgueil du Champion d’Arène contre lui. « A toi, Chanling !
- Ne lui laisse pas le temps de se placer, Roucoups ! Charge ! »

La violence du piqué du Pokémon Vol au-dessus de ta tête, tractant ton corps en arrière sous l’effet du courant aérien, fit bondir ton cœur dans sa cage d’ivoire ... Puis tu te stabilisas naturellement, tirant sur les muscles dans ton épaule gauche, alors que le Fouet Liane dans ton dos se tendit à nouveau. Le Roucoups avait été forcé d’atterrir sur cette colonne de fortune, soulevant dans un battement d’ailes l’assurance toute neuve d’Albert.

« Un ... Un ghos bi ...
- Les Pokémon Spectre ne peuvent pas être affectés par les attaques normales, » te réjouis-tu.
« P-peut-être, » se reprit le Champion. « Mais l’inverse est aussi vrai ! Roucoups ! »

Il avait raison. Cependant - et tu te gardas bien de faire paraître sur ton visage les signes pincés de ta fébrilité, alors que le Pokémon Vol banda le Fouet Liane derrière toi, prêt à s’élancer de nouveau - tu n’avais pas besoin que Chanling attaque directement. La Fantominus s’approcha, déployant son aura fétide si familière comme une légère ombrelle de ton côté du terrain.

« Aéropique !
- Maintenant ! Onde Folie ! »

Au moment précis où le vecteur se détendit, ce fut comme si l’Arène se scinda en deux. Perturbante sensation de percevoir, sous tes pieds, la fin de la colonne horizontale comme si tu te tenais sur un espace blanc vide ; mais tu savais que ce n’était qu’une brève illusion. Elle fit son effet sur l’ennemi : la plateforme trembla violemment du côté d’Albert dans un craquement de bois sec. Signe que le Roucoups l’avait percuté. Tu ne pus t’empêcher de sentir l’onde de choc remonter dans ton corps.

« Roucoups ! Est-ce que ça va ? » La vibration d’un battement d’ailes te confirma que le Pokémon adverse n’était pas complètement hors d’état de nuire ; mais il était sonné. Dérivait comme un Viskuse dans une mer d’étoiles. Un affront que Bisang Sum, fils du grand aviateur Sonsil Sum, ne supporterait pas.

« Atterrissage. » Parfait. C’était le moment de porter le coup de grâce.
« Bon boulot, Chanling. Finissons-en. Pepper ! »

La Fantominus se retira dans sa Poké Ball pour laisser sa place. Le Germignon ne prit qu’un instant pour ramener ses deux Fouets Liane autour de ta taille, pendant que tu te sécurisais en posant les mains sur l’avant de la plateforme. Dès que le Roucoups parvint à se poser pour se régénérer, il chargea ; tu sentis le choc pulser dans tes coudes. Le Pokémon Vol eut à peine le temps de basculer en arrière pour l’éviter.

« Et maintenant, Tranch’herbe !
- Non, Roucoups ! »

Trop tard ! La puissance des lames foliées souleva un nuage de sciure de bois, masquant les dernières instructions d’Albert. Pepper bondit en arrière vers le centre de la plateforme, relâchant la tension des Fouets Liane à ton bassin. Mais pas davantage, dans l’expectative, tout comme tu l’étais.

Puis le silence.

... C’est fini ?

« ... Félicitations, challenger Wabi. » La voix d’Albert reprit la couleur de feu Sonsil Sum, et sa main se posa sur ton épaule, beau joueur. La poigne ferme du Champion t’aida à te remettre sur tes deux jambes, te tirant vers l’intérieur de la plateforme. Et Pepper se rapprocha, laissant ses Fouets Liane courir sur tes épaules dans un rare geste de cajolerie. Tu essayas bien de transformer ta pensée, mais les mots ne vinrent pas, ta déglutition faisant le yoyo dans ta gorge. ... On a gagné ?

« Laisse-toi te remettre la preuve de ta victoire. Le Badge Zéphyr. » Il plaça le badge au creux de ta main et referma tes doigts dessus. Il ramena ses pieds sur les tiens, alors que tu le brandis en l’air, le bras d’Albert encore attaché. Malgré le froid de l’argent, il en émanait une douce chaleur comme un rayon de soleil.

« On a gagné ! »

Le challenger ne vit pas, cachée sous la ceinture de coton, la Poké Ball du Roucarnage de Sonsil Sum.

« Et de six. »

La Lainergie essaya bien d’échapper au lancer de Poké Ball, le bruissement des herbes chatouillant les vecteurs tendus en avant ; mais c’était davantage une fuite de principe. Elle comme toi saviez que le combat était terminé. Elle devint donc la sixième - et dernière - Pokémon de ton équipe.

Tu avais dans un premier temps décidé de confier Corunte à l’infirmière de Mauville, afin qu’elle puisse être montrée à celle de Ville Griotte. Ne serait-ce que pour lui montrer, elle et sa langue de Séviper, la preuve vivante de ton arrivée. Mais aussi, et surtout, pour qu’elle puisse constater les dommages qu’avait causé l’éboulement du Mont Eoduun. La Racaillou avait fait plus que sa part lors du combat contre le fils Sum.

Ensuite, il y avait eu Olivia.

Quelque chose n’allait pas quand toi et ton équipe vous dirigeâtes vers la Route 32 ; chaque fois, invariablement, le Papilusion se manifestait contre ton gré, étiolant le lien psychique entre lui et sa Poké Ball, d’une manière si singulière et pourtant si familière que tu abandonnais. Comme si quelque chose le retenait à l’est de Mauville. Ce qui t’amena à découvrir la petite Mimigal. Tu n’avais, bien sûr, aucune preuve que c’était la même qui avait attaqué le Chenipan Vestale, empoisonné Martin, et de façon générale causé une des journées les plus angoissantes de ta vie ; mais tu en avais pourtant la certitude.

Il te viendra à l’esprit plus tard, que l’agressivité inhabituelle de ces timides Pokémon Insecte devait avoir la même cause que celle qui avait provoqué l’éboulement sur l’Antre Noire. Une des conséquences regrettables de l’action terroriste de la Team Rocket, qui en prendrait sûrement pleinement le crédit, si elle en avait cure.

« Hep ! » Le hélé d’un homme te sortit de tes pensées. Son ombre sembla restée suspendue dans un demi-mouvement.

« Hé, tu n’es pas Sevan ... Qui es-tu ? »

La question - qui finirait, elle aussi, par devenir terriblement familière - te prit au dépourvu ; et tu répondis avec un sarcasme non dissimulé. « Bonjour à vous aussi. » Et fis un ample mouvement de ta main libre pour inciter l’homme à prendre ses distances.

Ça n’eut pas beaucoup d’effet, car il resta un instant planté là, à t’observer. Il expira bruyamment - comme un Tauros en rut, et l’odeur de tabac froid t’enveloppa lentement sans que tu ne puisses le repousser. Ce n’est que le grondement menaçant de Pepper qui l’amena à se jeter en arrière, avec un rire gras dissonant. « Désolé, p’tit gars ! J’m’attendais à quelqu’un d’autre ! »

« Bon, alors ... » Le Macronium, comprenant le signal, commença à engager son détour pour éviter l’homme ; mais celui-ci vous barra le passage d’un bras.

« Pars pas comme ça ! Écoute, p’tit gars, j’ai quelque chose à te proposer. » Tu devinais qu’il n’allait pas te laisser tranquille jusqu’à ce que tu aies entendu son discours ; tu te contentas donc de serrer un bras sous ton aisselle et de rabattre Pepper plus près de toi. Le Macronium montra sa résistance avec un grognement.

« J’devais rapporter cette cargaison à Doublonville, mais mon collègue m’a laissé en plan pour ... S’occuper d’une autre affaire. » S’il pouvait mentir sur son histoire, sa frustration, elle, n’était pas feinte. Ce fameux Sevan devait être un habitué de la désertion ; et vu le peu de manières de son collègue, tu pouvais le comprendre. « Du coup, il faut que je me débarrasse d’une partie ici. A prix d’ami, bien sûr. »

Tu te sentais déjà regretter ton indulgence, mais tu l’encourageas : « Et c’est ... »

« Ta-da ! » D’un mouvement brusque, il brandit son butin sous ton nez. Pepper te tira en arrière, le trouvant beaucoup, beaucoup trop près à son goût. « Goûte-moi ça, p’tit gars, tu m’en diras des nouvelles ! Cadeau d’la maison ! »

Pepper gronda, mais ne fit pas de mouvement lorsque tu pris l’aliment, en espérant que l’homme abandonnerait une fois que tu aurais refusé d’acheter. Cela faisait partie des moments, pourtant innocents, où tu aurais souhaité avoir toute ta vue pour voir à quoi ressemblait ce qu’il t’avait mis entre les mains ; car la texture huileuse et l’absence d’odeur ne te faisaient vraiment pas envie, c’était peu de le dire.

Tu le portas à tes lèvres. Presqu’immédiatement, le Fouet Liane le déroba à ta portée, forçant ton épaule en arrière. La douleur soudaine te fit exploser. « Eh, c’est quoi ton problème, Pepper ?! » Le Macronium relâcha doucement sa prise, prenant conscience de sa nouvelle force, mais n’en cessa pas pour autant de gronder. L’homme n’en disait rien ; seule son ombre persistait, comme un Sharpedo prêt à l’attaque.

Poussant le vice, tu mordis dans la chair.

Et tu mâchas avec lenteur. La chair était aussi molle et grasse que la texture au toucher le suggérait ; mais tu fus plus surpris par le goût sucré, presque caramélisé, qui se diffusait sur ton palais, et qui ne cessait de se décupler à chaque mouvement de mâchoire. Tu n’avais jamais mangé quoi que ce soit de pareil.

Le plaisir devait se voir sur ton visage, car le vendeur se fendit d’un rire généreux. « Pas mal, hein ? » Il fit claquer ses lèvres entre elles dans un bruit de bouchon. « Et j’en ai tout un stock à déballer ! »

« ... Désolé, » t’excusas-tu en finissant la bouchée. Bien que c’était - contrairement à la réserve de Pepper, qui t’aurait arrêté net si ça avait pu être toxique - bon, l’attitude de l’homme, elle, sentait l’entourloupe à plein nez. « On a encore de la route à faire pour atteindre le centre Pokémon avant la nuit. »

Le Macronium marqua son impatience d’un mouvement bref mais suffisant de son Fouet Liane. L’homme recula, sa voix ayant perdu sa chaleur factice ; mais il n’insista pas. « J’comprends, p’tit gars. C’est pas dans ton budget, de toute façon. » Tu en aurais presque eu envie de t’excuser, mais Pepper reprit la route, décidé. Il avait senti, dans le tabac froid et l’odeur de gommes saignées du vendeur, ce que tu n’apprendrais que quelques jours plus tard.

☉

« J’ai mangé quoi ?! »

« Une Queue de Ramoloss, » confirma Gangjip.

Le petit village d’Ecorcia, niché à l’orée de la forêt en plein milieu du Soll, n’aurait pas été ainsi touché par l’intrigue de la Team Rocket si ça n’avait pas été son Arène. C’est en tout cas ce que Gangjip, l’artisan local de Poké Balls, t’avait dit en ruminant, alors que tu en sortais justement, le Badge Essaim serré contre ta poitrine. Car une Arène, c’était un flux de Dresseurs inexpérimentés qu’on ne pouvait gérer. C’était d’ailleurs à cause de ça que tu avais rencontré le fameux artisan de Poké Balls, à lui mendier le gîte et le couvert, la première nuit de ton arrivée, le Centre Pokémon complet. Et trop de Dresseurs, c’était une opportunité en or pour la Team Rocket d’étendre l’influence qu’elle avait déjà acquise dans le Mull.

C’est en te disant ça qu’il avait posé ta main contre son épaule, le long de sa ligne dorsale, avec gravité. Sous tes doigts, la peau de l’ancien dessinait de larges écumes. Ayant toute idée du type de Pokémon qui avait pu lui brûler les chairs ainsi, tu avais frémi. Si Martin avait dû subir une telle attaque … Il en aurait été mort.

L’incident n’avait fait que décupler la détermination de Gangjip à combattre la Team Rocket - à partir d’un certain âge, tu supposais que l’instinct de survie ne pouvait plus guère avoir d’emprise. C’est ainsi qu’il t’avait expliqué comment le groupe avait pris possession du Puits Ramoloss. Un lieu sacré pour les habitants d’Ecorcia, avait-il dit, car Ramoloss - Siudon Eun, comme il l’appelait - était l’idole locale, capable, selon la légende, d’invoquer la pluie. La Team Rocket, naturellement, s’en fichait ; elle ne s’intéressait qu’au trafic des queues, petite délicatesse culinaire.

Pepper siffla nonchalamment. Je t’avais prévenu, semblait-il dire.

Le souvenir de la chair huileuse avait un goût amer à présent. « La queue des Ramoloss tombe et repousse naturellement, » admit Gangjip. « Mais je sais que la Team Rocket ne se contente pas d’attendre. » Les blessures qu’il arborait témoignaient de ce qu’on voulait cacher. Tu avais envie de vomir, rien qu’à imaginer ce que subissaient les pauvres Pokémon.

« On doit intervenir.
- J’ai essayé de les combattre, » Gangjip répéta, « mais si je pouvais rallier les autres Dresseurs à ma cause …
- Je vais intervenir, » insistas-tu.

« Si ce n’est pas ton rôle, tu échoueras. » La voix blanche de Gangjip fit écho au souvenir de cette infirmière de Ville Griotte, qui te poursuivrait jusqu’au bout de ton aventure. Ce n’est pas votre rôle, aussi exceptionnel soit-il, avait-elle dit, lorsque tu avais voulu aider les autres Dresseurs à dégager l’éboulement. Gent pense que votre présence ne changera rien au cours des choses, avait-elle ajouté ; mais alors, tu ne pouvais pas encore combattre ce sentiment d’impuissance persistant depuis ta cécité. Ici, tu avais tes six Pokémon. Tu avais deux Badges. Et tu avais Pepper, le crâne dans le creux de ta paume, qui ne vacillait jamais. « Est-ce ton rôle, Wabi ?
- Si ce n’est pas moi, qui d’autre s’en occupera ?
- Personne, » concéda l’artisan, sans retrouver ses couleurs. « C’est bien ça qui m’effraie. »

Si le rôle dont parlait Gangjip, et dont parlait l’infirmière de Ville Griotte, ne t’apparaîtrait en réalité que bien plus tard, tu étais en revanche certain que Siudon Eun, lui, t’avait maudit. L’obscurité du puits ne te dérangeait pas, bien qu’il t’en coûta de quitter, ne serait-ce que quelques heures, la lumière ; mais depuis, tu pataugeais, soulevant à chacun de tes pas ce qui te semblait être un kilo de boue et de branchages, collé à tes semelles. Ta main libre cherchait le contour des rochers, et plus d’une fois ton pied glissait dans un trou d’eau. Lorsque tu pénétreras la grotte d’Hansae, tu en viendras à regretter le Puits Ramoloss ; ce n’était toutefois pas encore le cas. La seule chose qui vous guidait, c’était la fine odeur de cuivre qui imprégnait tes narines.

Et puis, l’aboiement sans couleur d’un sbire Rocket. « Ieun! Mais où se terre ce– Hum ? »

La lumière d’une lampe torche t’aveugla en te scannant, de haut en bas. Un frisson te parcourut, quand le sbire - le même qui lançait des ordres du fond du puits, avec son accent du Jungji - se fendit d’un rire sans humour. « C’est quoi, ça ?
- Je viens, » lanças-tu timidement, refroidi par l’assurance du Rocket, « vous empêcher de faire du mal aux Ramoloss.
- Vous entendez ça ? » Le rayon de la lampe torche s’éloigna. Tu en déduis qu’il s’était retourné foudroyer ses camarades. « Un p’tit minot vient nous dire, à nous, la Team Rocket, qu’il va nous arrêter ! » Ceux-ci se contentèrent de ricaner avec indulgence.

Tu pressas finement les lèvres, dirigeant ta voix discrètement vers ton Macronium-guide. « Pepper. On va devoir combattre. » Tu laissas le vecteur filer entre tes doigts, te retenant à sa tête, tandis que le chef Rocket finissait de railler.

« Fous le camp, » lâcha-t-il durement, braquant à nouveau sa lumière sur ta figure. « Et j’essaierai d’oublier cet incident.
- Non.
- Non ? Sais-tu seulement à qui tu t’frottes ? » Le faisceau trembla légèrement. Tu ne le savais pas, mais il n’y avait aucun doute qu’il allait rapidement dissiper ce doute. « Tu parles au Commandant Rocket Lance ! Nosferapti ! »

Pepper se pencha immédiatement en avant, et le reste de ton corps suivit ; le piqué du Nosferapti te rasa le crâne. Un Pokémon Vol. Ça va compliquer les choses, te dis-tu, dégoupillant ta propre Poké Ball. « Olivia ! » La Mimigal bondit hors de sa bulle et se stabilisa sur le premier Fouet Liane à sa portée, si légère, presque imperceptible.

Apparemment, Lance, aveuglé par son arrogance, ne vit pas le stratagème que tu mettais en place. « Reviens !

- Sécrétion ! Rabats-le au sol ! » Olivia tendit le Fouet Liane en prenant son élan, et relâcha d’un coup sec. Le Nosferapti vint s’écraser dans un trou d’eau, étreint par la soie. « Super ! Et maintenant, Pepper– »

- Smogo ! Purédpois ! » Tu eus juste le temps de reprendre le Macronium par la mâchoire et de vous couvrir avant qu’il ne charge. L’épais nuage toxique s’insinua dans tes narines, te brûlait la gorge. Les autres sbires eux-mêmes s’enfuirent, piétinant dans les ronds d’eau. Lance, qui n’en avait que faire de ses sous-fifres, profita de cette ouverture. « Charge ! Balaie-moi ça ! » Le vecteur sous ta main droite t’échappa sous le poids du Smogo.

« Olivia ! » La Mimigal s’écrasa derrière toi, sonnée. « C’est pas réglo, ça !
- Bouh-ouh, » ironisa le Commandant Rocket. « Si tu n’es pas prêt à livrer un vrai combat, retourne dans les jupes de ta mère ! Smogo, écrase-moi cet insecte ! »

Il te fallut réagir vite. D’un mouvement de bras, tu rabattis le vecteur de Pepper à la perpendiculaire, barrant le chemin du Pokémon Poison. De l’autre main, contre ta cuisse, tu rappelas Olivia dans sa Poké Ball. « Tu en as assez fait, ma belle. »

Malheureusement, tu entendis également que le Nosferapti en avait profité pour se dégager de son cocon. Pas bon. Avec deux Pokémon volants en face simultanément, et peu de place pour que Pepper puisse bouger l’ensemble de ses Fouets Liane à son aise, tu aurais du mal à savoir où attaquer sans l’assistance d’Olivia–

Oui, c’est ça ! Je n’ai pas besoin d’Olivia ! Siudon Eun, si tu es là, ne m’abandonne pas !

« Pepper, fais-moi confiance. » Tu reculas lentement, ramenant avec toi l’un des vecteurs derrière le Macronium, lui laissant juste le temps au Macronium de retourner la tête avec un vif mouvement de panique. « On va créer un piège. » Tu devais surtout compter sur Lance pour qu’il te retourne ce qu’il te fallait …

« Tu veux déjà abandonner ? » demanda le Commandant Rocket avec jouissance. « Mais je n’ai pas fini de m’amuser avec toi ! Nosferapti, Vampirisme ! »

- Pepper ! Protec– » Le souffle funéraire du Pokémon Mine avala tes paroles.

☉

La première chose que ton corps fit fût de soulever le poids de ta cage thoracique, de vérifier qu’aucun débris ne l’entravait. Aussitôt, un nuage de poussière s’engouffra dans ta gorge ; te força à tousser, à cracher tes poumons, d’une manière qui n’avait rien à envier à celle d’un Concombaffe. Ta vision s’ouvrit sur un trou blanc.

Le souvenir des derniers événements te revint. L’obscurité du Puits Ramoloss. La Team Rocket. La dernière attaque du Smogo– « Pepper ! Sommer ! » Les deux têtes passèrent sous tes aisselles, marquant leur présence.  « Que s’est-il passé ?
- Tu as bénéficié de la protection de Siudon Eun. » Tu jetas la tête en arrière dans la direction de la voix. Gangjip apparut au-dessus de toi, tel un soleil noir. « Pour ton courage. »

Là-dessus, quelque chose d’autre, qui n’était ni l’artisan, ni tes Pokémon, plaça sa patte sur ton genou, sans un bruit. Tes compagnons ne manifestant aucun signe de méfiance, son crâne se cala contre ta paume. Il baissa la tête respectueusement ; instinctivement, tu fis de même, et ton front rencontra le joyau humide de sa couronne. Une voix distante fit écho dans ton esprit - une voix que tu savais émaner du Pokémon, qu’il empruntait pourtant au souvenir de ta chère mère, et qui t’emplit de paix. « Gamwabi. »

Pepper émit un sifflement jaloux.

« Nous avons entendu l’explosion depuis Ecorcia, » expliqua Gangjip. « Mais l’Abri du Siudon Eun t’a sauvé. Pas de trace de la Team Rocket. Mais maintenant qu’il est incarné, Siudon Eun va pouvoir protéger les Ramoloss. » Étrangement, la présence du Roigada ne te rassura guère. Alors que l’artisan t’aida à te redresser, tu repensas au Commandant Rocket Lance, et à sa voix, à la violence d’un orage ; et de savoir que, malgré tes efforts, un tel homme s’était enfui dans la nature, et ce qu’il avait pu faire au Puits Ramoloss, d’autres Pokémon pourraient le subir, ou le subissaient déjà …

« Pardon ?
- Les autres Dresseurs, » répétas-tu à son adresse. « Où est-ce qu’ils sont ? Pourquoi ne vous ont-ils jamais aidé ?
- Ils ne pouvaient pas, » Gangjip répondit simplement. « Ce n’était pas leur rôle.
- Encore ces histoires, » raillas-tu. De nombreux sentiments s’agitaient dans ton esprit. La fierté de la victoire. La peur de combats plus dangereux. La frustration de te faire voler ton voyage, par d’autres Dresseurs paresseux, dont beaucoup auraient pourtant dit que tu ne pourrais jamais leur arriver à la cheville.

Le vieil artisan ne releva pas, se contentant de ramener une mèche derrière ton oreille. Le geste se voulait rassurant, presque paternaliste, excusant par avance les mots qu’il allait te dire. « Écoute. Nous avons tous un rôle à jouer dans ce monde. J’aimerais te donner le tien, mais je l’ignore. Peut-être est-ce toi, et toi seul, qui viens enfin pour vaincre la Team Rocket.

La seule chose que je peux te dire, c’est qu’il n’y aura personne d’autre pour le faire. »

« On arrête les frais. »

Amy, par son silence immobile, feignit de ne pas comprendre. Mais lorsqu'elle vit la Poké Ball que tu tendais devant toi, elle fit claquer ses écailles de mécontentement. Tenta de se dégager du terrain improvisé. Mais tu ne lui cédas pas. Ça faisait déjà plusieurs heures que l'entraînement durait, et si la Sablaireau avait encore beaucoup d'énergie à revendre, ce n'était pas ton cas, ni celui de Pepper ; même lui, pourtant si placide, ne pouvait s'empêcher de crier de douleur lorsqu'on sollicitait ses vecteurs à la longue. Amy finit par revenir d'elle-même, et tu restas quelques secondes les deux mains autour de la goupille, attendant que sa tension ne redescende.

« Ça va aller, Pepper, » assuras-tu au Macronium, sentant sans le voir son regard sur toi. « Repose-toi un peu. »

Une fois la Sablaireau rappelée, tu fis quelques pas pour aller ramasser les morceaux de pierre. Tu soupesas un fragment de roche entre tes doigts. Petite,légère comme une balle de ping-pong, avec des aspérités saillantes qui trahissaient la force de l'attaque. Tu t'autorisas un soupir. Ce morceau de caillou était la preuve : si tu arrivais à mesurer la force et la disposition d'Amy, son Éclate-Roc ne ferait qu'une bouchée de l'Arène de Doublonville.

Tu n'arrivais pas à comprendre pourquoi Amy se refusait à t'obéir, depuis qu'elle avait évoluée. La question ne s'était pas posée pour les autres membres de ton équipe. Pas pour Olivia : bien que la Migalos ait gardé de sa forme antérieure sa timidité, tu pouvais bénéficier du soutien de Vestale, comme pour compenser les moments que tu n'avais pas eus lors de sa propre évolution. Tu allais très vite découvrir jusqu'où leurs liens allaient.

Elle ne s'était pas posée non plus pour Chanling. Il t'avait été difficile, encore plus difficile que pour les autres, bien sûr, d'appréhender sa nouvelle forme de Spectrum ; mais tu supposais que le fait de l'avoir laissé te posséder, pour ça, avait renforcé votre confiance mutuelle. Ses mains, à travers les tiennes, étaient allées caresser les écailles d'Amy – et Amy t'avait en retour gratifié de coupures, que tu sentais encore sous l'aspérité de la pierre, des jours après.

Inquiet de ton soupir, Pepper frotta sa tête contre ta paume libre, émettant un petit sifflement intrigué. « Tout va bien, » mentis-tu. « Retournons à la Pension. »

Mais à la Pension, plus que tout le reste, elle t'attendait.

« Wa-bi ! » Tu traînais des pieds autant qu'elle traînait ses voyelles ; elle était soit trop aimable, soit trop stupide pour s'en rendre compte.

Après avoir traversé pendant plusieurs jours le Bois aux Chênes, qui séparait la zone rurale du Soll de sa grande métropole, tu y étais enfin parvenu. Par tes propres moyens. La fierté t'avait envahie. La seule fois où tu étais venu à Doublonville, tu avais huit ans, presque neuf, et c'était pour t'annoncer que tu n'irais jamais au-delà des gratte-ciels. Verdict inacceptable. Cependant, un obstacle de taille se posait à ta progression : Blanche. La Championne de la ville, jeune prodige du combat, avait la réputation d'avoir brisé la carrière de bon nombre de Dresseurs bien plus âgés qu'elle.

Tu savais que tu devais t'entraîner sérieusement pour espérer la vaincre. Heureusement pour tes finances, un aimable couple de « personnes d'un certain âge », comme aurait dit ta mère, avait accepté de t'héberger et de garder ton équipe pendant qu'Amy et toi vous entraîniez. Comme s'il te connaissait. En vérité, c'était le cas, indirectement.

« Te voilà enfin ! » Yuheun, sans se soucier de l'intimité du geste, agrippa tes poignets. Pepper se manifestât d'un cri jaloux. « On a une surprise pour toi ! »

Yuheun te guida – une métaphore pour ne pas dire qu'elle te balada, te laissa te prendre une lampe dans cette insouciance qui t'avait lassé avec les années perdues – jusqu'au jardin, où ton équipe t'attendait. Vestale fût le premier à t'accueillir, se posant docilement sur ton épaule et manifestant un Doux Parfum pour t'apaiser.

« … Où est Olivia ?
- C'est ça, la surprise, » répondit Yuheun, d'une voix au bord de la rupture. « Donne-moi ton bras. » Tu t'exécutas docilement, sachant qu'elle ne demandait que pour pure forme. Tu te gardas bien de préciser que tu n'avais pas besoin de son aide, ni n'en voulait.

Elle arracha presque ton bras à ton épaule dans son enthousiasme, amenant ta main contre la tête d'Olivia. Elle frémit. Yuheun et toi attendirent que le Doux Parfum de Vestale fasse son effet et qu'elle cesse de trembler, avant de poursuivre l'exploration, les doigts de ton ami entre les tiens. Tu sentis l'abdomen bombée de la Migalos se lever et se relaxer par à-coups nerveux. Ton amie fit descendre ta main le long de son ventre. « Ok, on y est … Regarde ! »

Il y avait quelque chose de dur sous son abdomen.

La surface en était parfaitement lisse, tant qu'elle faisait ressortir tes propres cicatrices ; d'un ovale parfait, qui se terminait sur une petite pointe. Elle dégageait une chaleur douce, presque familière. Un seul objet te vint en tête, mais c'était quelque chose que tu n'avais jamais envisagé t'arriver au cours de ton aventure.

« C'est …
- Un œuf, » confirma ton amie. « Hal-oji et moi l'avons découvert ce matin, juste après que tu partes. »

Un œuf.

« Vestale …
- Probablement. » Tu entendais le haussement d'épaules léger dans la voix de Yuheun. « Ça m'étonnerait qu'Olivia ait déjà, euh, conçu quand elle était une Mimigal. C'est cool, pas vrai ? »

Elle dût dire autre chose, mais tu ne l'entendis pas, focalisé sur cet objet, cet œuf. Le flot d'émotions contraires t'assourdissait. Il n'était pas plus gros que les faux œufs en chocolat que ta mère cachait. Il aurait été si facile pour un geste maladroit de le renverser, de briser la petite vie qu'il abritait. Et pour une fois, tu te dis que tu étais bien trop jeune pour contenir tant de sentiments à la fois.

La tête de Vestale se lova contre ton cou. Yuheun te donna une franche tape sur l'épaule, t'aidant à te relever. « Hé, Wabi, ça va ? T'es tout pâle. » Elle te rappela d'un seul coup pourquoi tu ne l'aimais pas. Son insouciance. Comment pouvait-elle être aussi sotte, aussi légère, alors même qu'elle avait eu la chance de ...

Avant que tu ne t'en rendes compte, tes jambes t'échappèrent.

Tu ne courus cependant pas bien loin. Parce que tu ne connaissais pas assez la Pension pour t'y orienter, et parce qu'une fois que Pepper t'avait rattrapé, tes jambes perdirent leurs forces. Il ne fallut que quelques instants pour que Yuheun vous rejoigne à son tour. Ils ne dirent rien, mais ils te forcèrent à t'asseoir sur le porche d'entrée. Une petite brise accompagnait la fin de l'après-midi, et avec le soleil qui réchauffait ta peau, il était difficile de croire qu'il y a moins d'un mois, les pluies de cendre avaient bouleversé le Soll. Le Macronium avait planté sa tête sur ton genou, et le geste mécanique de la caresse t'aida à laisser la tension retomber.

« Alors, » Yuheun finit-elle par briser le silence, « qu'est-ce qui t'as pris ?
- Tu ne comprendrais pas, éludas-tu.
- Tente ta chance ! »

Tu soupiras. Tu savais qu'elle ne te laisserait pas tranquille sans une explication que tu n'étais pas certain de pouvoir lui donner avec honnêteté. « Je ne peux pas m'occuper d'un œuf, Yu.
- Pourquoi pas ? »
Tu regrettais déjà. « Parce que je ne saurais pas le protéger. C'est trop de responsabilités. J'ai déjà du mal à entraîner mes propres Pokémon sans les mettre en danger, alors un œuf …
- Ça ne te ressemble pas, d'être aussi défaitiste, » nota-t-elle. « Et mon intuition me dit que ce n'est pas qu'à cause de ça. »

Non, ce n'était pas qu'à cause de l'œuf, ou d'Amy. Tes doutes avaient commencé à émerger depuis votre dernière rencontre ...

« Tiens, regardez qui voilà. »

Cette voix âpre et inexercée t'avait figée sur place. Effrayée, même si tu avais fait de ton mieux pour ne pas te trahir, car nul doute, c'était ce que le voleur de Bourg-Géon espérait. Il t'avait attendu à la sortie d'Ecorcia, exprès. Pepper te donna un léger coup de Fouet Liane pour orienter ta voix dans sa direction – tu voyais encore sa silhouette noire, déchirer le ciel printanier, comme un mauvais présage.

« Salut, toi, » avais-tu donc lancé avec une fausse nonchalance. « Je ne crois pas qu'on se soit présentés. On devrait, si tu as l'intention de me suivre comme un vieux pervers.
- Tu peux m'appeler … Silver, » se présenta-t-il enfin – bien que tu doutais qu'il te donnât son vrai nom – avec un reniflement dédaigneux.
- Wabi.
- Wabi, » répéta-t-il. Dans sa bouche, ça ressemblait à une insulte. « J'ai entendu dire que tu aimais bien jouer les héros. Je ne sais pas comment t'es venu cette idée à la con ... » Dangereusement. Il y avait une intention certaine et malsaine dans sa manière de marquer la terre. « Mais j'préfère t'arrêter avant qu'tu deviennes vraiment gênant. Fantominus ! »
Silver ne te laissait guère le choix. « Pepper, au combat-
- Vibrobscur. »

Pepper réagit plus rapidement, parant l'attaque de son flanc ; tu ne pus que ressentir le vacillement de son corps, alors que l'onde de choc te renvoyait les vecteurs. La voix de Silver se colora d'une joie maladroite qui ne t'inspira rien de bon. « Tu penses que j'ai pas remarqué ton petit manège ? Tu es impuissant sans ce Fouet Liane, pas vrai ? Fantominus, Ténèbres. »

D'instinct, tu t'abritas autant que tu pouvais derrière le corps du Macronium, alors que la silhouette de ton adversaire sembla s'étirer autour du terrain, plongeant le monde dans l'obscurité. C'était, te souvins-tu, sa stratégie : si Pepper n'y voyait rien non plus, alors impossible qu'il se mette en place … Cependant, si Silver pensait que ça allait suffire, te dis-tu en dégoupillant une autre Poké Ball, il se mettait le doigt dans l'œil. « Tiens-toi prêt, » chuchotas-tu à ton guide. « Sommer ! Éclair ! »

Tu ignorais alors si la Lainergie avait touché juste – par son silence, Silver ne laissait rien transparaître –, mais elle fit le plus important : l'impulsion lumineuse ouvrit une brèche dans les ténèbres, un court instant mais suffisant pour qu'un Fouet Liane puisse se tendre sûrement au milieu du terrain de combat. Sommer plaqua le ventre dessus en retombant au sol, manifestant sa présence.

« Parfait, ma grande. Et maintenant, Coup d'Jus !
- Nosferapti ! »

Lorsque tu entendis l'appel du nouveau Pokémon, il était trop tard pour changer l'attaque de Sommer ; dans la lumière, tu n'entendis que le cri déchirant de la chauve-souris, prenant la décharge destinée au Fantominus, et son corps inerte secouer la terre sur laquelle tu t'appuyais. Silver profita de ta stupéfaction. « Fantominus, reste concentré. Léchouille ! »

La Lainergie fût soulevée du sol, avant que tu n'entendes son corps propulsé plus près de toi, à portée de bras. « Parfait. Je ne vais pas te laisser chasser mes ténèbres aussi facilement.
- Tu … T'as utilisé ton propre Pokémon comme bouc-émissaire ?!
- Oui, » répondit Silver d'un ton neutre. Tu te souvenais alors qu'il avait usé d'une tactique similaire dans son combat contre Yuheun ; mais tu n'avais alors pas pris conscience de toute la cruauté dont il était réellement capable. « Les Pokémon ne sont que des outils pour atteindre mon but. Et mon but, c'est de t'éclater la face. On reprend, Fantominus !
- Ah … ! Pepper, Protection ! »

Profitant de son élan, Amy se souleva hors du sol ; et le grognement de Silver montra qu'elle avait touché sa cible de plein fouet. La Sabelette revint dans le même mouvement arrière le long du vecteur, quémandant d'une succession de petits cris la holà de la victoire. Mais tu dus l'apaiser. « Nous n'avons pas encore gagné …
- Exact, » Silver se rappela à toi. « Fini de jouer. Feurisson ! »

Feurisson ?

Feurisson ?

Impossible de s'y tromper : les deux flammes du Pokémon finissait de dissiper le voile de ténèbres que le Fantominus avait créé de sa présence.

« Tu as l'air surpris. »
Instinctivement, tu serras les dents, pour effacer toute trace de l'expression que Silver avait décelée. « Ça ne change rien. On a déjà battu Héricendre, et on va le refaire. Amy, Roulade ! » La Sabelette reprit son attaque le long du vecteur.
« Feurisson, Roue de Feu ! » Il fit donc de même. Les deux Pokémon se rencontrèrent au centre, s'entourant d'un rideau de flammes. C'était un duel d'endurance qui s'engageait, dont tu ne doutais pas qu'Amy allait en ressortir victorieuse : ses muscles étaient déjà échauffés, et ses écailles résisteraient sans problème à la chaleur qui te léchait déjà la peau dans la distance–

« Stop ! » Le Feurisson s'arrêta net ; en même temps, Amy quitta soudain ton champ de perception. Un vieux réflexe que tu n'oublierais sans doute jamais, tu levas la tête au ciel, supposant – à raison – que le choc de l'impact avait fait rebondir la Sabelette en l'air, sans possibilité pour elle de se guider. Tu tentas de crier après elle :
« Amy–
- Maintenant ! Vive-Attaque ! » Tu compris, mais trop tard.

Le corps d'Amy revint avec la force d'un boulet de canon, dans une gerbe de flammes. Vous n'aviez pas le temps d'esquiver ou de parer : le choc vous propulsa, Pepper, toi, et la Sabelette, contre le sol. Tu sentis d'un seul coup le flanc du Macronium t'écraser, te couper le souffle. Et l'impensable se produit.

Ça avait été l'objectif de Silver depuis le début – te rendre incapable de combattre en te privant de ton guide et de ses vecteurs – :  Pepper, pour la première fois, se replia seul dans sa Poké Ball, mettant d'office fin au combat.

Quand tu racontas l'épisode à Yuheun, tu t'arrêtas là ; ça avait suffi à la lancer dans une longue litanie de reproches et de blanches promesses à l'encontre de Silver, que tu n'écoutais que d'une oreille. Tu ne lui racontas pas comment tu t'étais soudain senti mis à nu, sans Pepper, alors que seuls les pas de Silver résonnaient dans l'herbe brûlée, avec une intention qui ne laissait plus place à la moindre ambiguïté. C'était une sensation qu'elle ne pouvait pas, et qu'elle ne pourrait jamais, comprendre.

« Ecoute-moi bien, » Silver siffla – il s'était rapproché si près que tu avais senti son souffle brûlant sur ta figure. « Ce combat était un avertissement. Ne te mêle pas de choses qui ne te concernent pas. Si tu viens remettre le nez dans mes affaires ... » D'un geste rapide, il t'avait attrapé le poignet, pressé si fort que ta main en laissa tomber la Poké Ball qu'elle tenait. « Je te crève. Tu saisis ? »

Tu avais hoché la tête machinalement, incapable de produire la moindre réplique.

«Parfait. » Il t'avait relâché – jeté ton bras sur le côté, avec un mouvement sec, comme s'il venait de toucher un pestiféré. « Alors sois un gentil petit Dresseur et ramène tes Pokémon au Centre. »

Tu ne racontas surtout pas comment tu étais retourné au centre. Ni, quand l'infirmière te demanda ce qui t'étais arrivé, comment tu avais commencé à pleurer – doucement, d'abord, puis, quand elle commença à te réconforter avec sa patience toute professionnelle, tu lui avais sorti le grand jeu, les yeux rouges, les bulles de morve en prime. Tu ne savais pas encore à ce moment-là que tu connaîtrais des tragédies bien plus grandes que ton ego blessé – en tout cas, Yuheun n'avait pas besoin de connaître cette partie de l'histoire.

« Et toi, alors ?
- Moi ? »
Tu sentis son doigt accusateur vriller ton front. « Juste parce que tu as perdu une fois un combat contre un jona, tu ne penses pas être capable de protéger ton équipe ?
- Je suis pas sûre que ton grand-père apprécierait ton langage.
- Oui, mais Hal-oji n'est pas là ! »

Tu repoussas sa main sans ménagement. « C'est ce que j'ai dit : tu ne comprends rien.
- Parce que tu penses que ça m'est jamais arrivé, de douter de moi ? De perdre des combats ? Wabi, j'ai fait que ça, perdre des combats ! » Elle s'arrêta brusquement, comme si prenant conscience de la hauteur de sa voix. Puis elle poursuivit, plus posée : « Mais j'ai persévéré. Même si je n'ai jamais vaincu la Ligue … Je sais que j'ai fait de mon mieux, et c'est le plus important. »

Tu sentis tes joues t'enflammer. Tu n'avais jamais perçu que la défaite de Yuheun au Plateau Indigo lui pesait – et la vérité, c'était que tu t'en moquais bien. Qu'elle soit chez sa mère à Bourg-Géon, à enlever la cendre du potager, ou chez ses grands-parents, c'était peut-être son échappatoire à elle.

« Je pense, » continua-t-elle, indifférente à ta réalisation, « que tu es trop pressé.
- … Quoi ?
- Tu veux tellement aller le plus rapidement possible à la Ligue, » expliqua-t-elle. « que tu oublies de prendre ton temps.
- Évidemment. Si j'avais été toi, j'aurai déjà battu la Ligue. » Si j'avais eu ta chance, sous-entendais-tu.
« Et est-ce que ça change quelque chose, que tu y arrives dans un mois ou dans un an ? »

Tu relevas la tête. Reposa la main sur le cou de Pepper. Le Macronium manifesta son attention d'un sifflement paisible.

« Je suppose que non …
- Tu brûles les étapes. Tu veux tellement aller vite à la Ligue que t'oublies de prendre du temps pour tes Pokémon. Pas juste pour le combat, » ajouta-t-elle alors que tu ouvrais ta bouche, laissant tomber un coi de Magicarpe. « Ça fait partie de ta responsabilité envers eux aussi. »

Ça te coûtait de le penser, mais Yuheun avait raison. Tu étais tellement obsédé, enivré par une aventure dont on t'avait longtemps dit qu'elle te serait impossible, que tu avais si longtemps rêvée, que tu en oubliais le reste ; et ta dernière rencontre avec Silver, indirectement, t'avais ramené à ton modeste niveau. Tu en avais manqué d'apprécier ces moments, et tes Pokémon, que ce soit Olivia, Vestale, ou Amy, te le faisaient bien sentir, juste avant ta plus grande épreuve alors.

Tu ne le dis pas, bien sûr. Tu te contentas d'un « merci » qui suffit à enflammer Yuheun.
« Qu'est-ce que j'entends ? Tu peux répéter ? »
Malgré toi, tu te pris à sourire à ton tour. « Non.
- Pff ! » Elle lâcha un soupir exagéré. « J'aurais dû t'enregistrer ! Tant pis. Maintenant ... » Elle fit un mouvement que tu n'interprétas pas, mais que Pepper comprit : sa tête se leva de tes cuisses, et son Fouet Liane guide vint presser contre ton dos pour t'inciter à te lever. « Commençons par nous occuper de cet œuf. J'espère que tu n'as pas vexé Olivia. Il n'y a rien de plus meurtrier qu'une maman en colère ! »

Le garçon à la chevelure de feu avait tenté d'empêcher l'autre garçon de poursuivre son aventure. Il avait échoué. Il se souvenait aussi bien de la précédente boucle que la fée ; et devait se douter que, si la Seconde Impulsion avait implanté un nouveau Dresseur dans l'équation, ce n'était pas pour lui faciliter la tâche. Pour l'instant, le reste des événements se déroulait comme dans la Première Impulsion. Mais le comportement de sa charge commençait à devenir … Gênant. Il semblait qu'elle aurait, tôt ou tard, à intervenir elle-même. Une renaissance incomplète du Samjoh serait pire que tous les autres scénarios.

Elle s'envola. Rosalia attendait.