[Platine] Envers et contre tous

1. Tout Pokémon tombé KO est considéré comme mort.
2. On ne peut capturer que le premier Pokémon apparaissant sur chaque route. Cependant, un shiny reste un shiny, et si une petite bestiole dorée vient à se montrer, on ne crachera pas dessus comme un malpropre.
3. Renommer tous ses Pokémon (contrainte : ne prendre que des noms tahitiens)
4. Les Pokémon fixes/légendaires ne peuvent être capturés.
5. Seuls trois objets de soin peuvent être achetés à chaque ville. De même, seul un Lait Meumeu par ville est autorisé à l’achat, soit un total de 14. Pas de restriction concernant les pokéballs.

La pièce circulaire était plongée dans une âpre pénombre, du fait des rideaux tirés, reflétant bien l’état d’esprit de la propriétaire des lieux. Assise à son bureau impeccablement rangé, le Maître de Sinnoh n’était effectivement pas tranquille. Son visage, appuyé contre ses poings serrés, trahissait l’inquiétude qui envahissait la moindre cellule de son être. Elle tentait tant bien que mal de conserver son sang-froid en prenant de longues inspirations, qui soulevaient régulièrement sa poitrine et son ventre. C’était tout ce qu’elle pouvait faire pour le moment. Attendre.

Dans toute cette obscurité, c’était à peine si on pouvait distinguer sa silhouette svelte, ou celle de son fidèle Akwakwak, adossé au mur, les bras croisés. Il veillait sur sa partenaire humaine, tout en conservant son esprit imperméable aux vibrations provenant de l’extérieur et au tumulte qui y régnait. Lui non plus ne voulait pas savoir ce qu’il se passait au-dehors. De toute manière, ils l’apprendraient bien assez tôt…

En effet, quelques instants plus tard, on frappa à la porte massive. La jeune femme ouvrit subitement les yeux tandis que son cœur se serrait dans sa cage de chair et d’os, et se redressa sur son fauteuil confortable, se levant à moitié. Elle était d’une pâleur de mort.

« Entrez », prononça-t-elle d’une voix ferme.

Alors que le battant s’ouvrait, laissant un filet de lumière grandissant éclairer la pièce, elle eut l’impression que le Temps faisait exprès de se jouer d’elle en ralentissant. Comme s’il souhaitait prolonger son supplice.

Enfin, l’encadrement de la porte laissa voir un homme aux cheveux bruns d’une trentaine d’années, légèrement plus jeune que la propriétaire des lieux. Il n’eut même pas besoin de dire quoi que ce soit. Son expression grave sur son visage carré et son regard bleu fuyant étaient plus éloquents encore que les mots.
Son cœur s’emballa subitement, au point qu’il manqua un battement, à l’annonce silencieuse de cette issue tant redoutée. La jeune femme s’affaissa dans son siège et enfouit son visage dans ses mains. L’oiseau bleu barbeau, lui, frappa le mur de rage, y laissant même l’empreinte de son poing.

Le messager s’avança jusqu’au Maître et l’entoura de ses bras pour tenter de la réconforter. Il hésita un moment.

« Elle ne lui a laissé aucune chance. C’était… C’était encore pire que pour les trois autres.
- Tu peux nous épargner les détails, oui ?! rugit l’Akwakwak. Tu penses vraiment que c’est le moment de dire des trucs pareils ?!
- Vai, arrête, répliqua sèchement sa dresseuse. Ne rends pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont déjà. »

Cette dernière se dégagea de l’étreinte de l’homme pour se lever. Elle se dirigea vers l’armoire contenant les symboles de son règne sur Sinnoh, transmis de Maître en Maître. Elle les considéra un instant… Puis revêtit la cape antique, élimée en de nombreux endroits, dont on disait qu’elle était en peau de Luxray primordial, représentant le Courage qu’il lui avait fallu pour obtenir ce titre après de nombreux sacrifices et celui qu’elle devait avoir pour protéger son peuple. Elle entoura son cou de la chaîne soutenant le médaillon doré serti d’une escarboucle, semblable en tout point à un œil rouge ouvert sur le monde, incarnant tout le Savoir qu’elle avait dû acquérir durant sa quête et qu’elle mettait ensuite à la disposition de la population. Enfin, les deux lourds bracelets en argent blanc symbolisaient la Vérité, à savoir l’atteinte de son but par le passé et l’idéal qu’elle destinait à Sinnoh. Ils avaient cependant une autre signification, bien plus redoutable en temps que chef de la nation. Le poids de ces deux reliques mettaient en effet en garde leur détenteur concernant ses choix : ses décisions pouvaient être un fardeau terrible.
Et, en ce moment-même, le Maître ressentait très bien ce carcan qui étreignait sans ménagement sa conscience. Mais elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même.

La jeune femme se considéra un instant dans la glace de l’armoire. Mis à part la longueur de ses cheveux gris anthracite, ses traits raffermis par le Temps et son regard bien plus dur qu’auparavant, son image était presque identique à celle qu’elle avait été le jour de son investiture. Le Maître prit une grande inspiration. Elle ne pouvait plus reculer. Elle ne le pouvait plus depuis longtemps, de toute façon. Une seule solution se présentait désormais à elle : faire face à ses erreurs et assumer son rôle comme il se devait.

Vai la rejoignit, comme elle se dirigeait vers la porte. C’est alors qu’elle marqua une pause, et se tourna une dernière fois vers le messager, la main sur la poignée. Il n’avait pas bougé de derrière le bureau, la regardait avec une triste tendresse. Lui aussi savait parfaitement ce qui allait se jouer dans les minutes qui suivraient.

« Chéri, tu te souviens de ce que je t’ai dit si jamais je…
- Ne t’en fais pas pour ça. Même si je suis certain que tu vas remporter ce combat, j’ai tout préparé. Au cas où. »

La jeune femme répondit d’un silence. Inconsciemment, elle se mit à serrer davantage la poignée, à tel point que la sensation du métal froid commença à lui remonter le long des doigts.

« Je ne suis plus sûre de rien, désormais… »

Elle quitta alors la pièce, son fidèle partenaire d’azur à ses côtés.



Ils empruntèrent le long couloir qui menait jusqu’au terrain. Le bruit de leurs pas était absorbé par le tapis rouge moelleux qui les accompagnait tout du long, comme un chemin de rose. Ou de sang, songea la jeune femme, que les circonstances avaient dépouillée de son habituel entrain. Les torches au mur étaient les seules sources de lumières, projetant leurs ombres déformées sur les fresques mythologiques, et donnaient une ambiance grave et oppressante à tout le trajet. Jamais cette atmosphère n’avait si bien convenu.

« Vai… Tu penses toi aussi qu’on va gagner ? »

Habituellement, le guerrier de l’onde se serait emporté devant ses doutes. Cependant, il savait parfaitement que ce n’était pas le moment.

« On s’est entraînés d’arrache-pied, ces derniers temps. Alors, aussi douée qu’elle soit, je vois vraiment mal comment elle pourrait tous nous vaincre. »

A nouveau, le Maître garda le silence.

« C’est vrai, mais… C’était aussi le cas pour les autres. Et pourtant, ça ne l’a pas empêchée d’arriver jusqu’à nous. »

La jeune femme serra les dents, avant de reprendre, dans un souffle.

« Je suis désolée de vous faire risquer ça. Si seulement j’avais réagi avant…
- Combien de fois il va falloir que je te répète d’arrêter de te lamenter là-dessus ? Ce n’est pas comme ça qu’on va réussir ! Nous sommes tous conscients du danger. Mais nous allons y faire face, comme à chaque fois qu’on a besoin de nous. Nous sommes le dernier rempart pour contrer cette folle. Alors, tout ce que je te demande, c’est ce que tu as toujours fait jusqu’à présent. »

L’Akwakwak posa sa patte palmée aux griffes acérées sur l’épaule de sa partenaire humaine, comme il le faisait toujours pour la rassurer lorsqu’elle commençait à douter d’elle. Ils étaient arrivés à l’imposante porte en acajou sculpté, haute de plusieurs mètres, qui donnait sur le stade.

« Crois en nous et dirige les opérations. Tu vas voir, on ne va pas la laisser nous imposer son rythme. »

La jeune femme sourit à son compagnon d’azur avant d’acquiescer.

« Très bien. Ce sera le tout pour le tout. »

Les deux pans de bois s’ouvrirent alors, déferlant sur eux les aveuglantes lumières artificielles ainsi que le vacarme des tribunes.

« Allons-y ! »

Alors qu’il émergeait doucement de son sommeil réparateur, le petit singe roux se roula encore davantage dans sa couverture ininflammable. Il ouvrit péniblement les yeux, clignant plusieurs fois des paupières, avant de se redresser et de s’étirer en bâillant.

« T’étais si crevé que ça, pour te réveiller à plus de midi ? » grinça une voix familière en guise de salutations.

Uranui tourna sa tête encore endormie vers celui qui venait de parler en se frottant les yeux. Il lui fallut plusieurs secondes avant de reconnaître l’oiseau cendré, en train de parcourir un dépliant posé sur le bureau, et de se rappeler ce qu’il faisait dans cette chambre.

« J’ai dormi si tard que ça… ? » demanda-t-il en bâillant une nouvelle fois.

Un coup d’œil à la fenêtre lui confirma les propos de son partenaire ailé. Effectivement, même si l’astre solaire était dissimulé derrière un épais voile blanc, la luminosité tamisée qu’il produisait ressemblait à celle de son zénith. Ils avaient même de la chance, apparemment : il ne neigeait pas, et les géants de coton semblaient avoir décidé de laisser la ville en paix pour le moment.

« Bon, du coup, tu veux manger quoi ? J’vais passer commande pour qu’ils nous l’apportent ici, » reprit Tuira.

Le jeune Ouisticram allait répondre quand il se rendit compte que quelqu’un manquait.

« Ben… Elle est où, Poerani ?
- Elle est sortie se promener et régler quelques trucs. Alors, ton choix ? répéta-t-il d’un ton qui se forçait d’être patient.
- Je euh… Une salade de baies.
- Ha ! Vu la saison, elle risque pas d’être bien fraîche ! Enfin, c’est toi qui choisis… »

L’oiseau cendré délaissa alors le dépliant pour se diriger vers un drôle d’appareil accroché au mur. Il saisit dans l’une de ses serres la partie pouvant être ôtée et la déposa sur le bureau, avant de taper sur des boutons précis avec son bec et de se pencher sur l’une des extrémités. Voyant le regard perplexe d’Uranui, il leva les yeux au ciel.

« Quoi, t’as jamais vu un téléphone ? » fit-il d’un ton à la limite de l’exaspération.

Ce qui ressemblait à un grésillement, pour le petit singe roux, se fit alors entendre dans le combiné, et Tuira reporta son attention dessus… Pour parler d’une voix claire et presque joviale, bien loin de ses ronchonnements habituels.

« Ah, bonjour. Ici la chambre huit. Je souhaiterais passer commande pour manger. … Alors, ce sera des croquettes d’insectes et une salade floravilloise. Est-il possible d’avoir un supplément de charbon dans la salade ? … Oui, oui, je sais, c’est justement pour soigner mon partenaire, qui ne peut plus cracher du feu. … Parfait. Et… Pas trop cuites les croquettes, je préfère quand c’est bien croustillant. Vous pourrez nous l’apporter directement ? … Très bien. Au revoir ! »

S’aidant de son bec et de ses serres, il raccrocha en remettant le combiné à sa place. Quand il refit face au jeune Ouisticram, il n’y avait plus aucune trace de l’entrain dont il venait de faire preuve.

« Bon, on aura tout ça d’ici une trentaine de minutes. On reste manger ici, ce sera plus sûr.
- Mais… Tu n’as pas commandé de plat pour Poerani, remarqua la créature simiesque.
- Normal. Je t’ai dit qu’elle était sortie. Elle ne mange pas avec nous, alors pas besoin d’allonger la note plus que nécessaire.
- Allonger la note ?
- Qu’est-ce que tu crois, soupira l’Etourvol pour résister à la tentation de hausser le ton. Y’a pas grand-chose de gratuit dans ce monde. En tant que membres d’une équipe d’un Dresseur, on a le droit au gîte et aux soins offerts par les Centres Pokémon. Par contre, si tu veux pouvoir manger, il faut payer. On bénéficie de réductions, mais faut quand même sortir du fric. »

L’oiseau cendré considéra un instant son partenaire, d’un regard à la fois exaspéré et perplexe devant son ignorance totale du fonctionnement de la société.

« J’peux te poser une question, nabot ?
- Euh… Oui… ?
- D’où est-ce que tu viens, pour en savoir si peu ? Que tu ne saches pas ce qu’est un téléphone ou les Cerbères, à la rigueur pourquoi pas. Si tu vivais pas dans ou aux alentours d’une ville, c’est pas étonnant. Par contre, je comprends pas comment tu peux rien savoir de la Rupture et des Douze Jours d’Envers, alors que tu connaissais un ancien Maître de Sinnoh. J’ai beau me creuser la cervelle, je comprends pas.
- Je viens d’un clan dans les Gardes-Ciel, qui s’appelle Rama Mutaaiho, répondit le jeune Ouisticram. Je sais pas pourquoi, on a toujours vécu à l’écart des autres. Par contre, quand quelqu’un grandissait et devenait un Chimpenfeu, il avait le droit de quitter le clan pendant quelques mois, pour voir comment c’était ailleurs. Ensuite, il revenait au clan jusqu’à ce qu’il soit un Simiabraz, et là, il choisissait de rester ou partir. Mais y’en avait qui revenaient quand même après être partis plusieurs années. J’sais que c’est ce que Grand-Papy avait fait.
- D’accord pour tout ce qui concerne les installations d’origine humaine. Mais ça explique toujours pas ton ignorance de la Rupture.
- Ben, je sais pas, j’en ai jamais entendu parler, même pas par Grand-Papy. Pourtant, il nous racontait plein d’histoires ! C’était lui le plus vieux du clan. Il radotait un peu, surtout vers la fin, mais il voulait toujours nous raconter des trucs. Et il parlait souvent de Poerani, c’est pour ça que je la connaissais. »

Le visage enjoué qu’avait affiché le petit singe roux, lors de l’évocation du doyen de son clan, s’assombrit alors.

« Il est mort au début du printemps dernier… Tout le monde était triste, parce qu’on l’aimait tous. Et quelques mois après… On a été attaqués par les Infernaux… Ils nous avaient toujours laissés tranquilles jusque-là, pourtant, d’après ma maman. »

Tuira demeura silencieux, les sourcils légèrement froncés, avant de hausser les épaules.

« Qu’est-ce que tu veux. Ce sont des choses courantes, avec les Infernaux. »

La créature simiesque ne répondit d’abord rien, la mine toujours triste. Mais, au bout de quelques secondes, il demanda :

« Mais… Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Ben… Tu sais plein de trucs sur les objets humains et tout. Pourtant, tu n’habitais pas dans une ville quand Poerani t’a fait passer le contrat.
- Ah, ça… Disons que j’ai vécu à Féli-Cité pendant un bon moment. Mais j’en ai eu ma claque de cette ville. Trop grande, trop polluée, trop peuplée, trop… Trop. Apparemment, y’a encore pire dans Sinnoh. J’ai des potes qui sont allés jusqu’à Loinsecret, une fois, et ils m’ont dit qu’à côté de Vestigion, Féli-Cité c’est aussi tranquille que Bonville. Y’a aussi eu des embrouilles dans le groupe où j’étais, ça m’a pas mal gonflé. Du coup, quand eux ont décidé de monter un peu plus vers Vertebrise, j’ai préféré me casser de là en allant plus loin dans Gelsoleil. J’m’y suis installé vers la fin du printemps. Mais bordel, il faisait encore plus froid qu’à Féli-Cité, quoi ! Pas croyable ! Le sud c’est le soleil, qu’ils disent, tu parles !
- Mais… Tu ne regrettes pas d’avoir passé le contrat ?
- C’pas comme si j’avais eu le choix comme toi, nabot. Et c’est encore trop tôt pour le dire… Bon, au moins, je suis pas tombé sous les ordres d’un gamin naïf comme c’est pas permis. La vieille a quand même l’air de savoir y faire, si c’est bien un ancien Maître. »

Uranui le regarda avec un air choqué. L’un des enseignements de son clan étant le respect des aînés, il était pour lui inconcevable que l’oiseau cendré parle d’une manière aussi vulgaire de leur contracteur.
Cependant, son coéquipier ne lui laissa pas le temps de répliquer à ce sujet. Il s'était avancé jusqu'à un petit boîtier et pressa l'un des boutons le surmontant de son bec effilé. Le petit singe roux fit un bond quand, moins d'une seconde plus tard, l'espèce de fenêtre noire incrustée dans l'un des murs de la chambre s'illumina brusquement en laissant apparaître un homme et une femme juste à côté d'eux. Et en plus, ils bougeaient et parlaient comme s'ils n'étaient même pas là !

« Non mais oh ! s'exclama le jeune Ouisticram à leur attention, les sourcils froncés de colère devant leur impolitesse. C'est notre chambre ! Sortez d'ici tout de suite ! »

Mais ils ne faisaient pas attention à lui, et poursuivaient leur conversation comme si de rien n'était. Alors comme ça, ils refusaient de l'écouter ?! Ils allaient voir, il était peut-être petit, mais c'était pas une raison pour... !
Un éclat de rire gras l'interrompit dans son élan alors qu'il s'apprêtait à se jeter sur les deux personnes. En se retournant, il put constater que l'Etourvol cynique était effondré sur l'un des lits, complètement hilare, se tenant les côtes avec ses ailes.

« HA HA HA HA !! Nom d'un Pijako, mais tu vas réussir à me faire crever de rire un jour, nabot ! HA HA HA !
- Mais qu'est-ce que tu fiches ?! Il faut les faire sortir, c'est chez nous là !
- Et tu continues en plus ! »

Son fou rire n'en finissait pas, et commençait sérieusement à agacer son partenaire.

« Mais explique-moi au lieu de te moquer !
- Hi hi, réussit-il à se calmer en essuyant une larme. C'est qu'une télévision, nabot ! Ils sont pas là, c'est rien qu'une image !
- Arrête d'inventer des mots qui existent même pas ! Et si, ils sont là, reg... »

Il avait pointé du doigt l'étrange fenêtre, mais s'était figé, confus. L'écran montrait un paysage nocturne, où un croissant de lune était bien visible. Pourtant, il était midi, et l'autre ouverture de la chambre signalait clairement qu'il faisait jour ! Comment celle-là pouvait-elle être complètement fausse, surtout que, quelques instants plus tôt, les deux humains s'étaient trouvés eux aussi en plein jour ?

« Bon, on dirait que t'as enfin compris, » ricana l'oiseau cendré au même moment où on frappait à la porte.

Il s'envola pour ouvrir au serveur qui apportait leurs plats tandis que le petit singe roux se mettait à fixer l'écran, incrédule. Quels autres drôles d'appareils ce monde pouvait donc encore bien receler ?

« Par contre, il est hors de question que je me tape un navet pareil, » fit Tuira, une bouchée de croquette dans le bec.

Il appuya sur un bouton de la télécommande et aussitôt l'image changea, à la plus grande surprise d'Uranui qui poussa une exclamation. D'abord sur ses gardes, il comprit rapidement le lien qu'il y avait entre l'oiseau qui manipulait le boîtier et les sursauts de l'écran.
Désormais intrigué plus qu'effrayé, il rejoignit son assiette et commença à manger ses baies saupoudrées de charbon, sans quitter du regard les images qui défilaient à mesure que l'Etourvol manipulait le boîtier.

« Ah, enfin un truc bien ! s'exclama finalement la créature ailée en délaissant la télécommande.
- … Un Mach-Punch bien placé, qui lui a valu plusieurs côtes brisées et la perte du round ! » déclarait un oiseau aux airs de catcheur à l'écran.

En même temps qu'il parlait, l'image se modifia pour montrer un kangourou au corps de champignon se ruer sur une girafe courte sur pattes. Cette dernière tenta de repousser son assaillant en projetant un rayon irisé... Que le Chapignon évita aisément d'un pas de côté. La pointe de ses griffes rouges percuta alors violemment le flanc vulnérable de l'herbivore, qui fut soulevé de terre, plié en deux et la bouche grande ouverte, avant de retomber lourdement au sol.

« Quelle idée de rester planté là, aussi... commenta l'Etourvol grincheux. Mais bon, au moins, avec l'équipe de Mélina, on est sûr d'avoir du spectacle !
- Le score était donc de deux partout, reprit le présentateur, quand Noa fit appel à la forte tête de son équipe : Rava, la jeune Malosse qui avait déjà fait ses preuves il y a quelques mois face à Kiméra. Et on peut dire qu'il ne s'agissait pas d'un coup de chance, puisqu'elle est parvenue à remporter la victoire à l'aide d'une magnifique combinaison ! »

En effet, les images montrèrent alors la chienne d'encre tenter d'attaquer la plante bipède dans le dos... Mais celle-ci fut suffisamment prompte pour la stopper d'un coup de queue bien placé. La molosse infernale roula jusqu'à un coin du ring, mais se releva rapidement, un léger filet de sang coulant d'une de ses lèvres. Le Chapignon n'avait pas attendu qu'elle soit debout pour attaquer : prenant appui sur ses puissantes pattes arrière, il se jeta sur elle, prêt à lui faire subir le même sort qu'au Girafarig.

Il n'était plus qu'à quelques centimètres de Rava, laissant déjà présager de l'issue du combat, quand l'ombre de la jeune canidé l'enveloppa. Les griffes rouges du kangourou végétal transpercèrent ce manteau de nuit, mais ne purent atteindre sa cible. Elle avait disparu dans ce monde occulte.
Ce fut à ce moment-là que la Malosse surgit hors de la silhouette noire de son ennemi. Surpris, le champignon combattant n'eut pas le temps de réagir lorsque les crocs enflammés de son adversaire se refermèrent sur sa gorge. Ni lorsque, s'aidant de la taille et de la force du grand bipède, la chienne des enfers l'emporta dans son élan pour le soulever de terre. Il retomba brutalement sur le dos, incapable de se relever avant le temps imparti : la mâchoire de Rava ne lâchait pas son cou, et elle utilisait tout le poids de son corps pourtant frêle pour le clouer au sol.

« Ouh, pas mal la petite ! s'exclama Tuira entre deux bouchées d'un ton admiratif. Elle paie pas de mine, vue comme ça, mais elle sait y faire !
- Ben oui, elle a gagné quoi.
- Gagné ?! manqua-t-il de s'étouffer en se tournant brusquement vers son partenaire. Non mais t'as quoi dans les yeux, nabot ?! Bien sûr qu'elle a gagné, mais c'est pas ça qui importe ! C'est pas donné à tout le monde de se débarrasser comme ça d'un membre de l'équipe de Mélina ! Des plus costauds qu'elle s'y sont essayés, et laisse-moi te dire que la plupart s'en est sorti avec plusieurs fractures pour les plus chanceux ! Mais elle, elle est maligne : elle sait qu'elle est petite, pas bien menaçante, alors elle joue là-dessus pour tromper ses adversaires, et retourner leur force contre eux ! »

Remonté, l'oiseau cendré avala une autre croquette avant d'ajouter d'un ton grinçant :

« Et vu ce que tu m'as montré l'autre fois face à ces deux zigotos, laisse-moi te dire que t'es pas prêt de lui arriver à la cheville. »

Uranui se renfrogna et enfourna une poignée de baies dans sa bouche. Lui qui avait essayé d'être sympa, de s'intéresser à ce que faisait l'être ailé... Franchement, si c'était pour s'en prendre plein la figure à chaque fois, autant se taire, na.

L'écran revint sur le Brutalibré présentateur, qui adopta alors un ton plus grave.

« Cependant, la chance n'a pas été au rendez-vous pour l'équipe de Ioane. Pour rappel : malgré les lourdes pertes déjà subies contre Terry puis Adrien, l'équipe avait tout de même choisi de poursuivre le Défi et d'affronter Lucio. Mais il semblerait que ce dernier ait décidé de couper court à tous leurs espoirs.
Il n'a fallu attendre que le troisième round pour que le Gladiateur fasse son apparition, et se montre à la hauteur de sa réputation. »

Cette fois-ci, l'image se mua en une poupée féerique rosée un peu enveloppée, au corps recouvert d'écorchures et d'ecchymoses. Ses ailes pendaient péniblement dans son dos, trahissant son état d'épuisement. Face à elle s'avançait son nouvel adversaire : le Gladiateur, un Gallame dont le regard sévère était aussi affûté que les lames faisant sa réputation. Il ne salua même pas la foule en délire qui scandait son nom, trop occupé à étudier scrupuleusement la fée enrobée.
A peine le signal du début du round fut-il donné qu'il avait déjà parcouru la distance qui le séparait du Mélodelfe, ses bras s'allongeant pour prendre la forme de sabres courbes bleutés. Les deux armes s'enfoncèrent sans peine dans le ventre rose et rebondi de sa cible. Celle-ci demeura un instant encore debout... Pour s'effondrer sur le côté dans la seconde qui suivit, son souffle s'atténuant à mesure que le sang s'écoulait en sillons de ses plaies béantes.

La victime fut rapidement évacuée du terrain sous les acclamations du public. Blême, le challenger fit appel à un abominable conifère des neiges dépassant de plusieurs têtes le soldat aguerri. Il secoua aussitôt son feuillage immaculé en poussant un grondement menaçant, faisant se lever un redoutable blizzard. Et, alors que la tempête faisait rage, il projeta les stalactites parsemant son corps sur le Gallame. Lequel demeura imperturbable. Ses bras se métamorphosèrent encore une fois, devenant des masses d'armes rocheuses qui brisèrent les épines gelées avant même qu'elles ne le touchent.
Le Gladiateur prit alors l'initiative. Ignorant les flocons aiguisés qui lui entamaient un peu plus la peau à chaque instant, il se rua au cœur de la tempête, deux tridents à la place des mains. D'un pas subtil sur le côté, il évita le coup de poing de son adversaire avec une aisance telle que l'on aurait pu croire qu'il se moquait de lui. Alors que la main végétale creusait le sol de l'arène sous la force de l'impact, l'humanoïde enfonça ses deux armes dans son flanc. Aussitôt, le géant des neiges se redressa en poussant un râle de douleur, chercha à attraper cet avorton. Le temps qu'il porte sa main sur l'endroit où il s'était trouvé, une des masses d'armes venait de percuter sa nuque. Le Blizzaroi s'écroula face contre terre, le rideau de neige retombant en même temps qu'il sombrait dans un sommeil éternel.

« Même s'il restait encore deux combattants aptes au combat, le choc fut si grand dans le camp d'Ioane que son équipe et lui préférèrent s'arrêter là, mettant ainsi un terme à...
- Mais quels cons aussi, franchement ! s'écria Tuira en levant les yeux au ciel. Un gros plein de soupe de Blizzaroi face au Gladiateur ! Ils avaient qu'à lui mettre une cible et une flèche lumineuse, pendant qu'ils y étaient ! Sérieux, ils ont toujours pas compris qu'aucune défense ne pouvait lui résister ?! J'vous jure... »

Le petit singe roux ne répondit rien. Les yeux écarquillés, il n'arrivait pas à détacher son regard de l'écran. Ca avait été un massacre. Exactement comme pour son clan. Personne n'avait rien pu faire, et ceux qui avaient tenté de se défendre n'en avaient que plus durement châtiés.
Il jeta un œil à son assiette encore à moitié pleine, et la repoussa sur le côté. Il n'avait plus le cœur à manger. Il ne s'était pas attendu à voir des morts. En plus... Si ça se trouvait, dans quelques mois, ce serait lui qui serait dans cette situation. Ou Tuira. Ou quelqu'un d'autre qu'il connaissait.
Uranui déglutit. Il ne voulait pas revivre ce cauchemar.

« Ben alors nabot, t'as déjà plus faim ?
- Je... Non...
- … Tu vas pas me dire que c'est ça qui t'a coupé l'appétit ? »

Il acquiesça, tête basse, les images défilant toujours dans sa tête... Quand il entendit le rire gras et moqueur de l'autre contracteur.

« Non mais, tu t'attendais à quoi, sérieusement ? Que ça allait être tout beau tout rose, ce qu'on allait faire ?
- Je... Je pensais pas que... Qu'ils étaient prêts à tuer...
- Tuer ? Ha ! Ce que tu viens de voir, c'est rien du tout ! Le Gladiateur a un nombre de victimes incroyable à son compte, mais il a au moins le mérite d'abréger rapidement la vie de ses adversaires, et de reconnaître la valeur de quelqu'un en lui laissant gagner le round ! C'est pas le cas de tous, y'en a qui sont beaucoup plus sadiques.
- Mais...
- Si t'arrives pas à te faire à l'idée, il aurait mieux valu que tu te laisses embarquer avec les autres de ton clan, au lieu de nous foutre dans un tel merdier ! »

Ca avait été la goutte de trop. Uranui se planta d'un bond devant l'oiseau cendré.

« TAIS-TOI ! explosa-t-il, ses yeux noirs brillant de fureur.
- Woh, du calme nabot ! s'écria Tuira, déployant à moitié ses ailes sous la surprise.
- Pourquoi t'es toujours comme ça ! le coupa le petit singe.
- Comme ça quoi ?
- T'es toujours en train de m’insulter ou d’être méchant avec moi !
- Oh, et qu’est-ce que tu vas faire ? Me brûler avec tes petites flammes ? Jouer les fayots en le disant à Poerani ? J’vais te dire, même si tu le faisais, je suis certain de sa réponse. Elle va te dire de faire avec et d’arrêter de l'emmerder pour ça !
- C’est pas une raison ! C’est méchant, j'ai jamais demandé que…
- Méchant ?! Répliqua sèchement l'Etourvol en haussant la voix pour l'interrompre. T'as jamais demandé ça ?! T'as la mémoire courte ou quoi, nabot ?! On est tous dans le même bateau à cause de TOI ! Pourquoi est-ce que JE devrais être celui qui doit changer, alors que c'est TOI le responsable de tout ce bordel !
- Je veux bien faire des efforts, mais tu peux aussi en faire !
- Vraiment ? C’est ce que tu veux ? Dans ce cas, commence par arrêter de te plaindre et de chouiner pour le moindre détail ! Alors peut-être que j’envisagerai de changer ! La vieille a pas l’air d’être dérangée par mon attitude, alors je vois pas pourquoi je devrais changer ma façon d’être pour un nabot comme toi qui ne connait rien à la vie ! »

Le jeune Ousiticram s’apprêtait à protester une nouvelle fois quand son partenaire d'infortune s'envola soudain jusqu'à la petite salle de bain de leur chambre.

« Où tu vas ?
- Tu me les brises, nabot ! J'vais pisser, tu veux plus de détails, peut-être ?! »

Là-dessus, il claqua la porte, furieux. Non mais, et puis quoi encore ! Rah, pourquoi, mais pourquoi avait-il fallu que la vieille décide de faire une escapade en solo, en le laissant avec ce fichu mioche ! S'il s'était barré de son groupe, c'était pas pour se retrouver à jouer les baby-sitters !

Sa besogne accomplie, Tuira se percha sur le lavabo, laissant le filet d'eau qui s'en écoulait lui rafraîchir un peu la tête... Et lui éclaircir les idées. … Bon, en même temps, peut-être qu'il était <i>effectivement</i> allé un peu trop loin. Il devait avouer que ça avait été très bas de sa part de dire que le petit singe roux aurait mieux fait de subir le même sort que les siens. Même s'il le pensait -sans ça, il serait toujours tranquillement installé dans son nid-, c'était pas vraiment la chose la plus subtile à dire, surtout à un nabot dans son genre.

L'être à plumes poussa un soupir en fermant le robinet, puis ouvrit la porte.

« Ecoute, nabot, je me suis laissé emporter. Je m'exc... »

Il s'interrompit en sentant un froid anormal ébouriffer ses plumes. Abasourdi, il resta un instant immobile, avant de cligner des yeux. Non, il devait rêver. Il n'avait pas pu faire ça. Pas sérieusement.

Pourtant, les preuves étaient là, devant lui : la fenêtre grande ouverte laissait le vent glacial envahir la pièce vide. Uranui s'était enfui.