Malgré les estimations de Poerani sur le temps du voyage, ils n’avaient toujours pas atteint leur destination au bout de trois jours. La faute en incombait au vent glacial inconstant qui soufflait par intermittence, ainsi qu’aux nouvelles chutes de neige imprévisibles, ralentissant ainsi fortement leur progression. Sans compter que les températures polaires érodaient leur endurance, le froid s’immisçant entre leurs plumes, leurs vêtements ou dans leur fourrure, les obligeant à de courtes pauses afin de reprendre leur souffle.
Ils venaient d’installer leur campement pour passer la nuit, le feu qu’ils avaient allumé osant à peine s’élever de son foyer pour braver l’hiver, et s’apprêtaient à prendre leur repas quand Uranui se mit à protester en voyant le bol que l’humaine lui tendait.
« Ah non, ça suffit ! J’en ai marre de manger du charbon ! Même avec des baies, c’est pas bon du tout !
- Pour la énième fois, je ne te demande pas d’en manger parce que ça a bon goût, gamin, fit l’ancien Maître d’une voix autoritaire en le regardant de ses yeux durs. Ton corps en a besoin, si tu veux pouvoir réutiliser tes flammes. Ton brasier intérieur doit être nourri pour atteindre une température suffisante, et avec le froid de Canarticho qu’il fait, ça risque pas de se faire tout seul. Alors, sauf si tu veux devenir un Ouisticram incapable de cracher du feu, tu manges ce charbon et tu arrêtes de faire des histoires ! »
Le petit singe roux soutint le regard gris perle de sa désormais Dresseuse, mais détourna la tête au bout de quelques secondes. Boudeur, mais comprenant bien qu’il n’avait pas le choix, il prit le bol et se mit à croquer les braises encore tièdes, non sans grimacer à chaque bouchée.
Poerani ne le quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’il ait mangé une bonne partie de sa gamelle, avant d’elle-même commencer son propre repas, fait de baies et de poisson séché.
« Et sinon, tu crains pas un peu pour ta pomme ? demanda l’Etourvol sans une once de sympathie, s’interrompant dans la dégustation du Crikzik qu’il avait réussi à débusquer dans un tronc d’arbre. Ca va faire quand même quatre jours qu’on est en vadrouille, il t’en reste plus beaucoup avant d’être hors-la-loi.
- C’est vrai, reconnut-elle. J’ai peut-être été trop optimiste…
- T’as surtout pas tenu compte de ce temps de merde, ricana l’oiseau cendré, se reconcentrant sur sa proie.
- Aussi. Mais, je crois surtout que j’ai sur-estimé mes forces et celles du gamin, poursuivit Poerani sans faire grand cas de ses moqueries. Je n’ai plus vingt ans, et le gamin est encore épuisé de sa dernière marche, alors forcément…
- Hey ! protesta le petit singe roux en se levant d’un bond. Arrêtez de m’appeler gamin ! Mon nom c’est Uranui, combien de fois je dois vous le dire !
- Je suis peut-être vieille, mais pas encore sénile ou sourde, gamin, répliqua-t-elle sèchement. Ah, et en parlant de nom, évitez de m’appeler par le mien lorsque nous serons en ville. Même s’il ne dira probablement rien aux plus jeunes, il suffira de tomber sur une personne avec un peu de culture, ou même un Infernal, pour qu’on devine qui je suis.
- Et on devrait t’appeler comment, alors ? Personne ?
- Ne sois pas si ridicule, Tuira. Coach, madame, ou alors mon nom d’emprunt : Maimiti Moerani.
- … Euh… T’es consciente que c’est pas très intelligent de changer juste une lettre de son prénom pour en faire son nom ? demanda l’Etourvol avec cynisme.
- Ca n’a rien à voir. C’est le nom d’un personnage d’un vieux conte. Quant à Maimiti, il s’agit de mon deuxième prénom.
- Wah, c’est sûr que personne ne fera le lien, » grinça-t-il en engloutissant le reste de sa proie, faisant craquer son exosquelette rouge dans son bec.
Poerani ne répondit rien. Elle savait que son stratagème était bancal… Surtout si elle devait fournir une pièce d’identité pour obtenir son certificat ou sa licence. Elle ne se souvenait plus de ce qu’elle avait dû donner comme documents, lors de son premier périple, et de toutes façons, il y avait fort à parier que la réglementation avait évolué avec le temps et les changements de gouvernements.
Avalant sa dernière bouchée, elle décida de mettre tout cela de côté, pour s’enrouler dans la vieille couverture qu’elle avait emportée dans son sac. Ce n’était qu’une maigre protection contre le froid, mais c’était mieux que rien.
« On verra bien ce que ça donnera, finit-elle par dire. Maintenant, mieux vaut dormir. Avec un peu de chance, si le temps est plus clément, on devrait arriver demain dans la matinée. »
Les deux autres créatures hochèrent la tête, avant de venir se blottir contre elle à leur tour. Avec ces températures glaciales, chacun devait mettre de côté sa fierté ou ses sentiments envers les autres. S’ils voulaient survivre à la nuit, ils n’avaient guère d’autre choix.
***
Les prédictions de l’ancien Maître s’avérèrent presque exactes. En effet, le petit groupe atteignit les premières maisons de Littorella en début d’après-midi, non sans soulagement pour la femme âgée. Le froid avait fait souffrir ses vieux os, et elle avait hâte de se réchauffer un peu. Néanmoins, il y avait plus important à faire pour le moment.
Ils avancèrent jusqu’au centre de la ville, où un bâtiment plus imposant que les autres prenait place. Perplexe, le petit singe roux pencha la tête sur le côté.
« J’ai déjà vu ce genre de constructions, mais… Les humains vivent vraiment dans des trucs aussi grands ?
- Vivre pas vraiment, mais travailler oui, lui répondit Poerani. C’est la mairie, là où les décisions importantes sont prises par nos chefs de clan, si ça te parle. Que veux-tu, nous avons toujours aimé les bâtiments imposants. Ca nous fait penser qu’on est important.
- Tu parles d’un complexe d’infériorité, » grinça l’oiseau cendré.
La femme âgée haussa les épaules. Elle avait compris le fonctionnement de Tuira au cours des derniers jours, et notamment qu’il était inutile d’essayer de le contredire. Sa mauvaise foi était volontaire, exprès pour outrer les autres… Ce qui marchait particulièrement bien avec le jeune Ouisticram.
L’ancien Maître guida le groupe jusqu’au centre de la petite place qui faisait face à la mairie. L’endroit était désert, le vent glacé ayant fait fuir la majeure partie des habitants. Seuls quelques téméraires osaient braver les températures, et déambulaient sur les trottoirs en serrant bien fort leur manteau contre eux.
« Attendez-moi ici. Il vaut mieux que j’y aille seule. »
Là-dessus, l’humaine traversa la route séparant la place de l’édifice, pour ensuite monter les escaliers gris. L’instant d’après, elle disparaissait à l’intérieur.
A peine les avait-elle quittés que l’Etourvol, après avoir poussé un ricanement dédaigneux, s’envola pour atterrir sur la fontaine aux formes modernes, au milieu de l’esplanade. Il ne risquait pas de s’y mouiller les plumes, l’eau ayant été coupée avec ce temps. En fait, il était même rare de la voir fonctionner.
L’oiseau cendré entreprit de nettoyer son plumage, tout en jetant des regards furtifs de temps à autre. On ne savait jamais, pour un peu que les deux zouaves de l’autre jour soient dans les parages, il allait devoir planquer le macaque. Il avait déjà dû rétrocéder une grande partie de sa liberté, alors si en plus il se retrouvait enfermé à double tour dans une cage, juste parce qu’on l’avait embarqué contre son gré dans cette galère…
« Dis, » fit timidement Uranui, au bout d’une dizaine de minutes.
Son… Partenaire, comme la femme âgée le lui avait présenté, le mettait mal à l’aise. A chaque fois qu’il tentait de discuter avec lui, il finissait toujours par se faire envoyer bouler. Certes, c’était aussi un peu le cas avec Poerani, mais elle au moins répondait avec justesse, bien que sèchement.
« Quoi ? demanda l’être aérien. Il était déjà agacé, ce qu’il avait bien fait sentir par ce simple mot.
- Tu… Tu crois qu’elle en a encore pour longtemps ? Ca fait un moment qu’elle est là-dedans…
- Y’a pas marqué Xatu sur mon front, nabot.
- Euh… C’est quoi, un Xatu ? »
Tuira leva les yeux au ciel.
« Ta mère t’a même pas appris ça, sérieux ? C’est juste un piaf, mais qui est trop occupé à se pisser dessus en voyant ce qu’il va arriver dans X années pour bouger.
- Mais… C’est quoi le rapport ?
- Laisse tomber, nabot. »
Le jeune Ouisticram se résigna, et reporta son attention sur le bâtiment. Il trépignait en se frottant les bras, pour endiguer le froid. Même si sa flamme caudale avait meilleure mine, désormais, son brasier intérieur ne produisait toujours pas assez de chaleur pour lui permettre de mieux supporter les températures hivernales ou cracher du feu.
« Mais tu crois pas qu’on devrait aller la rejoindre ? Si ça se trouve, il lui est arrivé quelque chose, et…
- Putain, mais ferme-la un peu ! Elle nous a demandé de l’attendre ici, c’est qu’on fait !
- Oui mais si…
- Lâche-moi les plumes ! »
Et pour bien montrer que la conversation était close, l’oiseau cendré se posa sur le pilier le plus élevé de la fontaine éteinte. Devant son attitude, Uranui préféra ne pas insister davantage. Mais décidément, ce début de périple était bien loin de ce qu’il s’était imaginé. Il avait toujours pensé, dans son fol espoir, que l’ancien Maître l’aurait accueilli à bras ouverts, que son histoire aurait été la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase et qu’ils seraient tous partis à la conquête de Sinnoh, accompagnés des féroces guerriers qu’elle aurait entraînés durant toutes ses années d’exil ! Quelle désillusion ça avait été en découvrant que tout cela ne relevait que du fantasme…
Enfin, une vingtaine de minutes plus tard, Poerani ressortit du bâtiment, au grand soulagement du jeune Ouisticram. Arrivant à leur hauteur, elle leur montra brièvement un bout de papier serti du sceau officiel de Littorella.
« Bon, ça a été plus long que prévu, mais il n’y a eu aucun problème. C’est même curieux qu’ils ne m’aient pas demandé de papier d’identité… Pourtant, il me semble qu’on devait en fournir un, avant.
- Tu vas pas te plaindre d’avoir pu résoudre le problème, quand même ! s’écria l’oiseau cendré en levant les yeux au ciel.
- Non. Mais c’est quand même étrange. Peut-être qu’ils en demanderont à Féli-Cité… Enfin bref, maintenant, nous avons droit à un mois de sursis. Ce sera plus que suffisant pour arriver là-bas.
- Ha ! C’est sûr, si tes estimations sont aussi justes que celles concernant le temps qu’il nous fallait pour arriver jusqu’ici…
- On… On part tout de suite, alors ? demanda le petit singe roux.
- Ah ça, non. On va passer un ou deux jours au Centre Pokémon, le temps de faire des courses pour le voyage. Sinon, on va manquer de nourriture, et on risque de finir par mourir de froid si on n’a qu’une simple couverture pour passer la nuit. Un peu de repos ne nous fera pas de mal, surtout que les chambres du Centre sont gratuites pour les Dresseurs. »
Cependant, ils prirent d’abord la direction de la boutique. La femme âgée y entra, accompagnée cette fois de la créature simiesque, Tuira préférant les attendre au grand air. Les yeux d’Uranui s’écarquillèrent devant tous les produits disponibles, allait de l’un à l’autre pour les examiner et poser des questions dessus à l’ancien Maître… Qui répondait patiemment en remplissant son caddie, même si l’envie était grande de lui ordonner de se taire. Mais après tout, il n’était encore qu’un enfant, qui plus est un Pokémon, sa réaction était donc normale devant toutes ces choses qu’il n’avait jamais vues.
« Et ça, c’est quoi ? demanda-t-il en pointant du doigt l’objet que Poerani mettait dans le chariot.
- Une tente. C’est un peu comme une maison de tissu. On peut dormir à l’intérieur, et ça nous protègera des intempéries.
- Et ça ?
- Un sac à dos, où je pourrai transporter nos affaires. Ma besace sera un peu trop petite pour tout ça, donc on va en avoir besoin.
- Et ça ? »
Cela continua au fur et à mesure que les objets s’accumulaient dans le caddie. Et même lorsque l’ancien Maître annonça qu’ils allaient payer, le petit singe roux eut une question.
« Payer ?
- Oui, on ne peut pas prendre tout ça et partir directement. On doit donner de l’argent en échange de tout ça. Normalement, maintenant, une bonne partie des Pokémon ont eux aussi adopté ce système.
- Hum… fit Uranui, perplexe. Je sais pas si c’est ça, mais je me souviens qu’on donnait des baies des montagnes, des pierres et d’autres trucs contre des objets ou de la nourriture apportés par des voyageurs itinérants, lorsqu’ils venaient jusqu’à notre clan.
- Ca, ce serait plus du troc, mais c’est un peu le même principe.
- Mais l’argent, c’est quoi ? De la nourriture ?
- Pas vraiment. Ce sont des pièces, des morceaux de papier, ou même juste des chiffres électroniques. C’est utilisé presque partout, mais en lui-même, ça n’a pas de réelle utilité ou valeur. »
Le jeune Ouistricram la regarda avec de grands yeux incrédules, tandis qu’elle déposait leurs articles sur le tapis de la caisse.
« Attendez… Vous voulez dire que vous prenez tous ces objets utiles contre… Un truc inutile ?
- C’est une manière de le voir, oui. »
L’ancien Maître s’interrompit alors, en voyant que le caissier la regardait avec méfiance… Et surtout, qu’il avait cessé de faire passer leurs achats.
« Il y a un problème ? demanda-t-elle avec un ton qui se voulait naturel, bien qu’elle soit inquiète d’avoir été reconnue.
- J’ai entendu votre conversation avec ce Ouisticram par inadvertance. Par hasard, vous ne seriez pas une Dresseuse ?
- Si. Enfin, en sursis, » répondit-elle avec un certain soulagement.
Elle sortit même son certificat provisoire pour le prouver. Le vendeur l’examina attentivement en fronçant les sourcils avant de le lui rendre… Et de pousser de côté les articles restants.
« Dans ce cas, vous ne pouvez pas acheter ces objets de soin, lâcha-t-il sèchement, comme si Poerani était coupable d’un quelconque crime.
- Qu… commença-t-elle, mais son jeune partenaire la devança.
- Mais pourquoi ? Ces objets sont utiles, on va en avoir besoin !
- C’est la loi ! Les Dresseurs sont déjà prioritaires sur tous les services des Centres Pokémon, vous allez pas en plus vous récolter tous les objets médicaux ! Et ce n’est certainement pas moi qui vais vous encourager à envoyer ces jeunes gens au casse-pipe ! »
Ce disant, il posa deux potions et un antidote devant la femme âgée, la foudroyant du regard avant de dire :
« Trois objets de soin maximum par Dresseur et par ville. C’est à prendre ou à laisser. Et n’essayez pas de frauder, les Infernaux se sont déjà occupés de petits salopiauds qui refusent de se soumettre à la loi. »
Poerani ne dit rien, soutenant le regard du caissier. Elle était interloquée. C’était bien de la colère qu’elle lisait au fond de ses yeux. Et elle sentait qu’il était inutile de marchander, il serait capable d’appeler les autorités au moindre mot en plus dans ce sens, ce qui ne l’arrangerait pas. En revanche, elle avait intérêt à vite se décider, sinon le petit singe roux allait faire une bourde.
« Très bien, nous allons nous contenter de ça. »
***
Après avoir rejoint Tuira, le petit groupe s’était installé dans une chambre du Centre Pokémon. La créature simiesque s’était alors empressée de raconter ce qu’il s’était passé à l’oiseau cendré, tandis que l’ancien Maître, allongée sur l’un des lits, s’était plongée dans une lecture approfondie du règlement officiel des Dresseurs et de la Ligue.
« D’accord… Ils sont bouchés ou quoi ? S’ils veulent pas qu’on crève, ils devraient plutôt limiter les achats de ce genre au reste de la population.
- C’est exactement ce que je me suis dit ! s’écria Uranui, heureux de voir que, pour une fois, son partenaire aérien pensait comme lui.
- Non, ce n’est pas dans la logique de Cynthia, » déclara Poerani.
Les deux Pokémon tournèrent la tête vers elle, alors qu’elle se redressait sur un coude.
« J’en ai appris un peu plus, en lisant le règlement. Et je peux maintenant comprendre la réaction du vendeur. Enfin, plus ou moins… En fait, la politique de Cynthia concernant les Dresseurs est assez ambiguë. D’un côté, elle rend les Dresseurs enviables, par exemple en leur accordant une importante subvention au départ et lorsqu’ils l’emportent contre des Cerbères. Mais de l’autre, ils sont aussi presque considérés comme des criminels, des esclavagistes, et ne sont pas du tout appréciés de la population.
- Mais comment ça se fait ? s’étonna le petit singe roux.
- Il y a plusieurs explications à ça, je pense… D’abord, la pokéball. Sa législation a bien changé par rapport au temps où j’étais à la tête de Sinnoh. Je pense que vous savez qu’elle symbolise le contrat passé entre deux personnes, généralement un humain et un Pokémon, où l’une accepte de passer sous les ordres de l’autre. Avant, n’importe qui pouvait en utiliser, par exemple un maître de chantier sur ses ouvriers. Une fois la tâche accomplie, la pokéball relâchait automatiquement son occupant. C’était une application concrète d’un contrat papier, en fait.
- Et maintenant ?
- Maintenant… Eh bien, les pokéball ne sont plus utilisées que par les Dresseurs, et toute personne en utilisant une se voit obligée d’en devenir un et d’obtenir une licence. De plus, à cause de la puce au sein des pokéball, ils savent aussitôt où et quand le contrat a été passé. Même mes vieux modèles ont cette puce, d’où mon obligation de redevenir une Dresseuse. Apparemment, Cynthia aurait passé cette loi après un séjour à Unys, dans le cadre du Droit des Pokémon… Ca ne m’étonne pas, vu que le mouvement Plasma est fortement monté en puissance, depuis quelques décennies, et ce dans le monde entier.
Après, d’un certain côté, je suis d’accord avec cette loi, vu qu’elle prévient des incidents –je me souviens d’une affaire où une jeune fille de douze ans avait été sauvagement agressée par le Flambusard avec lequel elle venait tout juste de passer un contrat. Mais, pour autant, ça n’empêchera pas les contrats forcés, comme ce que j’ai été obligée de te faire, Tuira. »
L’oiseau cendré haussa les épaules à cette évocation.
« Mais il n’y a pas que ça, n’est-ce pas ? dit-il.
- Non, en effet. Un autre point, c’est que les Dresseurs sont obligés de participer au défi de la Ligue… Or, aussi incroyable que cela puisse paraître, Cynthia est très populaire, et considérée comme un excellent chef d’état. Donc, ce n’est pas étonnant que peu de gens encouragent les Dresseurs partis pour la défaire, elle, ses Cerbères et ses Cauchemars. Ah, en parlant de ça, on va devoir affronter le premier Cerbère d’ici trois mois quand j’aurai récupéré ma licence. Sinon, ce sera la prison.
- Euh… Les Cerbères et les Cauchemars… ? fit Uranui. C’est quoi ?
- Franchement, nabot, tout le monde sait ça !
- C’est le nom que Cynthia a choisi de donner aux Champions et au Conseil des 4. Tout comme la police s’appelle maintenant les Infernaux.
- Mais… C’est quand même bizarre de choisir des noms qui font méchants, non ?
- Oh, crois-moi, il y a eu bien plus étrange, gamin, c’est juste une question de goûts, répondit l’ancien Maître en secouant la tête. Notamment, un Maître d’Hoenn avait décidé que les Champions et le Conseil des 4 prendraient les noms des Chevaliers d’Or de Saint Seiya… Je me souviendrai toujours de mon premier voyage là-bas en tant que nouveau Maître de Sinnoh… Officiellement, j’étais tendue et ne disais rien parce qu’il s’agissait de mon premier déplacement à l’étranger. Officieusement, c’était parce que je m’empêchais d’éclater de rire, vu que j’essayais d’imaginer la tête de mon cousin, avec qui je regardais la série quand on était petits, si on les lui avait présentés comme on me l’a fait. De plus, les Infernaux, c’est le nom d’une faction d’un vieux jeu qui a eu un certain succès, elle a peut-être pris ce nom par rapport à ça…
- Ha ! Et toi alors, tu leur avais pas donné des noms idiots, peut-être ? ricana l’être aérien.
- M… Mais pas du tout ! Hum, bref, aussi, si les Dresseurs sont mal considérés, c’est parce qu’ils sont prioritaires dans les Centres Pokémon. Autrement dit, même si une catastrophe demandant la mobilisation de tous les services médicaux a lieu, si un Dresseur se présente, on traitera sa demande avant les autres.
- … Attends une seconde… Tu veux dire que si un blessé grave entre en même temps qu’un Dresseur, ils le laisseront crever comme une merde ?! s’offusqua Tuira.
- En effet, c’est le principe. Mais en échange, les habitants ont accès à de nombreux articles de soin…
- Parce que c’est sûr qu’une potion sera aussi efficace qu’une opération si celle-ci est nécessaire, hein !
- Ce n’est pas la peine de t’en prendre à moi, Tuira, répondit calmement l’ancien Maître, afin d’éviter d’alimenter la colère de l’oiseau. Ce n’est plus moi qui fais les lois, et nous devons donc nous y plier. Mais, si ça peut te rassurer, si un tel cas de figure venait à se présenter à nous, je ferai en sorte de rester à l’écart d’un Centre, afin de ne pas gêner les opérations. Ca te va ? »
Pour toute réponse, l’Etourvol cynique détourna la tête, pour ensuite s’envoler jusqu’à la rambarde du lit superposé, tournant le dos au reste de la pièce. Après un petit soupir, Poerani s’apprêta à se rallonger pour reprendre sa lecture, mais…
« Il y a un truc que je comprends pas, fit le petit singe roux. Pourquoi est-ce que les Dresseurs sont considérés comme des esclavagistes, si la pokéball est un contrat ?
- Ah ça, c’est pas nouveau… Déjà, à mon époque, il y avait de grandes discussions concernant les Dresseurs, l’interdiction ou non du défi de la Ligue et des combats en général. Enfin, c’est comme ça depuis la Rupture, de toute façon. Juste qu’on dirait que ça s’est amplifié ces derniers temps… Probablement avec l’influence du mouvement Plasma.
- Euh… La Rupture ? C’est quoi ? »
Lentement, la femme âgée se redressa sur un coude et le regarda, une expression choquée sur le visage. Même Tuira avait tourné la tête vers lui, avec des yeux abasourdis.
« Gamin, dis-moi que tu te fiches de moi, là. Tu ne peux pas ne pas savoir ce qu’est la Rupture !
- Ben… Si.
- Mais tu as quatre ans, comment tes parents ou ton clan n’ont pas pu t’enseigner ça ! C’est l’événement le plus important de l’Histoire depuis… ! » L’ancien Maître se pinça l’arête du nez, et poussa un soupir pour se calmer. « Bon… Très bien, aussi incroyable que ça puisse être, je vais donc t’apprendre ce qu’est la Rupture. Ou Réconciliation, pour certains, mais c’est du pareil au même. »
La femme âgée s’assit sur le lit, et se tut un instant pour ordonner ses pensées et souvenirs.
« Du coup, si tu ne sais pas à quoi la Rupture fait allusion… Bon, commençons par le commencement. Il y a un peu plus de quatre-vingt ans, partout dans le monde, le ciel s’est déchiré. Il n’y avait plus de nuages, plus de soleil, de lune, d’étoiles ou autre. A la place, c’était une vision interdite pour nous, pauvres mortels. »
Poerani marqua une pause, avant de reprendre.
« Le ciel s’était ouvert sur l’Univers des Dieux.
Beaucoup crurent qu’il s’agissait là de l’apocalypse, que les Divins allaient nous punir pour cet affront. Pendant plusieurs jours, Ils furent visibles, mais paraissaient trop affairés pour se préoccuper des êtres inférieurs qui les observaient. Enfin, au bout du douzième jour, Arceus referma la plaie béante du ciel, lui redonnant son apparence habituelle. Cet épisode hors du commun fut appelé les Douze Jours d’Envers, le moment où humains et Pokémon côtoyèrent les Dieux.
Cependant, autre chose marqua cet événement, et perdure encore aujourd’hui. En effet, au matin du premier jour… » L’ancien Maître se tut un moment, ne sachant vraiment comment aborder le sujet sans brusquer le jeune Ouisticram. « Au matin du premier jour, les Pokémon se mirent à parler. »
Elle garda le silence, le temps qu’Uranui digère cette information… Cependant, sa réaction ne fut pas du tout celle à laquelle elle se serait attendue. En effet, le petit singe roux se contenta de pencher la tête sur le côté.
« Ben, c’est normal ça.
- Tu n’as pas compris, gamin. Pour la première fois de l’Histoire, des Pokémon, autres que ceux ayant des capacités télépathiques, parlèrent. Et pas en utilisant ce genre de pouvoir, mais en ayant des conversations comme celle que nous avons actuellement.
- Euh… Mais alors… Vous voulez dire qu’avant, les humains et les Pokémon… ?
- Ne se comprenaient pas, exactement. A quelques rares exceptions près, vous étiez considérés comme des créatures sans conscience, obéissant aveuglément à leur instinct ou aux ordres que nous, humains, nous vous donnions. Je peux te dire que ce fut un choc pour tout le monde. Ma grand-mère m’a raconté comment, au début des Douze Jours d’Envers, mon père était descendu de sa chambre tout sourire, dans les bras le Chaglam qu’ils avaient alors, en disant qu’il avait parlé. Au début, elle n’a pas réagi, pensant que c’était un de ses jeux… Mais lorsqu’il a effectivement dit quelque chose, elle a manqué de tomber à la renverse.
Et ce fut le cas partout. Je te laisse imaginer la situation : les Pokémon qui se mettaient brusquement à parler d’un côté, et les Divins qui sillonnaient le ciel de l’autre. On n’est pas passés loin de la catastrophe... Cependant, contrairement à ce que certains ont pensé, la fermeture de l’Univers des Dieux n’a pas arrêté le phénomène. Il semblait irréversible et, petit à petit, ils ont dû se rendre à l’évidence : le monde allait devoir désormais vivre avec des Pokémon doués de parole. Exception faite des insectes qui, pour une raison encore inconnue, ont gardé un langage différent. Peut-être parce que leur façon de communiquer était basée sur les phéromones… s’interrogea l’ancien Maître.
- Ca a changé tant de trucs que ça ? demanda le jeune Ouisticram en fronçant légèrement les sourcils, perplexe.
- Oh oui, ça je peux te le dire. Plusieurs problèmes se sont soulevés. Puisque nous vous comprenions, alors quel statut et quels droits vous octroyer ? Devait-on vous considérer comme des citoyens à part entière, ou bien comme des habitants de seconde zone ? Les humains devaient-ils être considérés comme supérieurs à vous, comme ce fut le cas jusqu’à cet épisode-là, ou cela serait-il alors une nouvelle forme d’esclavage ? D’ailleurs, devait-on alors vous rémunérer pour votre travail ? Pouvions-nous poursuivre l’élevage, qu’il soit compétitif ou dédié à la consommation, les combats et toutes ces choses dans lesquelles nous vous avions impliqués sans nous poser de questions et sans nous inquiéter de savoir si vous en souffriez ou pas ?
Pendant des décennies, ces questions n’ont cessé de tourmenter la société. Finalement, la plupart des pays ont considéré que vous étiez des habitants comme les autres, et que vous deviez donc bénéficier des mêmes droits. La consommation de Pokémon fut limitée à quelques espèces, et uniquement sur celles considérées invasives, ou dont la conscience n’était pas assez développée, comme les Magicarpe –sauf que cela a eu pour effet d’attiser la haine déjà célèbre des Léviator…-, en se basant sur le fait que vous-mêmes, Pokémon, vous vous mangiez entre vous.
Je pense que c’est avec ma génération que les choses se sont tassées. Je me souviens qu’un tiers des élèves de mon école primaire étaient des Pokémon, et chaque année leur nombre ne cessait d’augmenter. Quand j’étais au collège, il y a aussi eu le tout premier Dresseur non humain, un Miaouss du nom de Cyfle, qui a fait la une des journaux. Même s’il n’a pas réussi à aller au-delà de trois Arènes, c’était un pionnier. Par contre, lorsque, quelques années plus tard, on a appris qu’un Dresseur non humain avait l’un des membres de son équipe qui était un humain, ça a fait scandale… Personnellement, je n’y vois pas d’inconvénient. Si un humain veut se battre, pourquoi pas ?
Deux autres affaires ont aussi fait couler beaucoup d’encre. D’abord, le fait qu’un Pokémon devienne Maître de la Ligue Kalossienne. Les gens se demandaient si une Shaofouine serait capable de diriger un pays. Je l’avais rencontrée quelques fois, en tant que Maître de Sinnoh, et honnêtement, même si elle n’est restée au pouvoir qu’un peu plus de deux ans, j’ai trouvé qu’elle s’en était plutôt bien sortie.
Cependant, c’est surtout la décision de l’Union Tohjienne, puis de l’Archipel Orange, de légaliser l’union et le mariage entre humains et Pokémon qui a fait réagir. Pour beaucoup, même si cette loi se limitait aux Pokémon humanoïdes, c’était aller trop loin. J’ignore où ça en est, maintenant, mais je sais qu’à l’époque, il y avait aussi de grandes discussions dans ce sens, à Unys, surtout voulues par les acteurs du Pokéwood et l’influence du mouvement Plasma. »
Poerani se tut enfin, après cette longue explication, alors que la créature simiesque avait les yeux écarquillés.
« Wouah… Je pensais pas qu’un truc aussi simple pouvait avoir des conséquences aussi importantes, dit-il d’un ton ébahi.
- Ca, je m’en suis surtout rendue compte une fois au pouvoir. Le moindre petit détail pouvait déboucher sur une montagne de problèmes… Pour ça, les réunions interminables qui se finissaient à pas d’heure, ça ne me manque pas. »
La femme âgée réprima un bâillement, avant de regarder l’heure affichée par l’horloge murale de la chambre.
« Bon, assez bavardé pour ce soir. Profitons d’une vraie nuit de sommeil pour reprendre des forces. Vu qu’on a un délai d’un mois, on peut s’accorder une ou deux journées de repos. »
Alors qu’elle posait le règlement de la Ligue sur la table de chevet et se glissait dans les draps, Uranui grimpa jusqu’au lit superposé, où il se roula en boule dans la couverture ininflammable achetée exprès pour lui. L’Etourvol leva les yeux au ciel, et préféra s’envoler jusqu’au nid improvisé qu’il s’était fait avec un vieux drap, non loin de la fenêtre.
Une fois tout le monde installé, la lumière s’éteignit, inondant la chambre d’une obscurité bienvenue.
***
Quelques heures plus tard, Poerani quitta son lit sans faire de bruit. Elle enfila ses vêtements avec précaution, s’empara de sa besace préparée la veille, pour ensuite se tourner vers la porte. Mais, alors qu’elle s’apprêtait à tourner la poignée…
« Je peux savoir ce que tu fous ? »
Les serres de l’oiseau cendré se refermèrent sur son épaule au moment où il se posait sur elle. Surprise, l’ancien Maître sursauta, étouffant une exclamation.
« Bon sang, Tuira, ne me fais pas peur comme ça ! souffla-t-elle.
- Si tu cherches à te barrer, je te jure que tu vas avoir affaire à moi. Tu m’as pas foutu dans cette galère pour abandonner le navire à peine quelques jours plus tard !
- Chut ! Tu vas finir par réveiller le gamin, si tu continues !
- Ah ! J’vais m’gêner, tiens ! » fit l’Etourvol en haussant la voix.
Aussitôt, la femme âgée lui saisit le bec pour le faire taire. Furieux d’un tel geste, Tuira se débattit, secouant la tête et frappant de ses ailes pour se dégager, mais elle le relâcha au bout de quelques secondes.
« Je ne m’enfuis pas, contrairement à ce que tu penses. J’ai des affaires à régler, mais ça risque d’échouer si vous venez avec moi. Enfin, surtout, si lui vient avec moi, dit-elle en désignant le petit singe endormi d’un signe de tête.
- Tiens donc, des affaires à régler, répéta l’être aérien. Et on peut savoir quoi ?
- Je préfère ne pas en parler… Je ne suis même pas certaine de réussir, alors ça ne servirait à rien de t’en parler maintenant. Ecoute… »
Elle tendit son bras gauche, l’invitant à se poser dessus. Une fois cela fait, elle le leva, de sorte que ses yeux gris perle se fixent dans le regard courroucé de son partenaire à plumes.
« Il faut absolument que je le fasse. Si j’y arrive, ça nous donnera un avantage considérable pour le reste. Mais il faut que j’y aille seule. Je te promets de revenir d’ici deux jours. En attendant, veille sur le gamin, et empêche-le de faire quoi que ce soit pour me retrouver, ou toute autre chose qu’il pourrait regretter. » Elle se tut un moment, avant d’insister : « Deux jours. C’est tout ce que je te demande. »
Tuira soutint son regard, dans la pénombre. Même s’ils ne se connaissaient que depuis quelques jours, il se doutait qu’elle n’était pas du genre à inventer des histoires à dormir debout pour n’importe quoi. Elle était probablement sérieuse, même si ça l’énervait bien qu’elle refuse de lui dire en quoi ces
affaires consistaient.
Finalement, il détourna la tête d’un air suffisant.
« C’est bon, j’ai compris. »
Soulagée, Poerani laissa échapper un profond soupir.
« Merci Tuira. Je te revaudrai ça.
- Compte là-dessus, ma vieille. »
L’oiseau cendré quitta alors son perchoir pour retourner à son nid de fortune. Il ne quitta pas des yeux l’humaine jusqu’à ce qu’elle ferme la porte derrière elle. Elle avait intérêt à tenir parole.