Chapitre I : La Bête Aux Yeux Abyssaux
Je me nomme... Non, mon nom n'a aucune importance, d'autant plus que je ne suis plus autorisé à le porter. La seule chose qui puisse me définir est ma fonction : celle de Chef de la Garde Personnelle de la Famille Royale.
Malheureusement, derrière cette appellation pompeuse se cache un travail des plus ennuyeux. Je suis simplement chargé de rester aux côtés de la famille royale afin d'en assurer la protection directe. Cependant, il y a des centaines d'autres gardes stationnés dans le palais afin d'assurer la sécurité du roi, de la reine et du prince. Puisque ma brigade et moi-même ne devons jamais nous éloigner des personnes sous notre protection, nous représentons la toute dernière ligne de défense en cas d'attaque ou de tentative d'assassinat.
Or, jamais personne n'a pu atteindre cette dernière ligne, du moins pas depuis que j'exerce cette fonction. Par conséquent, nous restons jour après jour aux côtés de la famille royale sans avoir à faire quoi que ce soit, car cette dernière n'a jamais été suffisamment mise en danger pour que nous ayons à intervenir.
Malgré cela, faire partie de cette Garde Personnelle est un immense privilège, car cela permet de côtoyer et de devenir proche du roi exerçant le pouvoir, et donc de pouvoir en tirer différents avantages pour améliorer sa situation ou celle de sa famille. Beaucoup rêveraient d'être à ma place car je possède l'un des titres les plus honorifiques de tout le royaume.
Mais moi, je n'ai que faire de la situation de ma famille. A vrai dire, je n'en ai même plus. Quant à ma propre condition, je préfèrerais de loin avoir quelque chose à faire, des actions à entreprendre, de nouveaux espaces à découvrir, quelque chose d'intéressant à vivre plutôt que de rester immobile chaque jour en espérant pouvoir vivre plus confortablement plus tard.
Non vraiment, cette vie-là n'est pas pour moi.
Mais je ne l'ai pas choisie, on ne m'a pas laissé le choix. Cela fait plusieurs générations que ma famille occupe le poste de Chef de la Garde Personnelle de la Famille Royale, si bien que l'accession à ce poste par l'un des membres de notre famille lorsque son prédécesseur devenait trop vieux est devenue automatique et indiscutable.
Enfin, ce n'est valable que si tout se passe bien, ce qui n'a pas été le cas pour moi. J'ai, ou plutôt j'avais un frère aîné. En conséquence, c'est lui qui aurait dû prendre ce poste lorsque notre père s'est fait trop vieux. Moi, je n'aurais fait office que de simple remplaçant s'il était arrivé quelque chose à mon frère, ce qui était hautement improbable.
En fait, c'est bien mon frère qui a hérité de cette place, mais pour peu de temps seulement. Car quelques mois à peine après sa prise de pouvoir, il a trahi le royaume en attentant à la vie du roi, sans succès. Il fût exécuté pour traîtrise, évidemment. Mais notre famille ainsi déshonorée fût elle aussi condamnée à mort. Mon père fût exécuté à son tour, alors même qu'il avait participé à l'arrestation de son fils. Puis ma mère, qui n'avait jamais rien eu à voir avec ces histoires de Garde Personnelle et était complètement innocente. Vînt ensuite mon tour. Je n'étais alors qu'un jeune garçon, mais le roi n'avait nullement l'occasion de m'épargner pour autant. Il souhaitait éliminer toute trace de la famille qui l'avait trahi lui, le grand et suprême souverain de ce royaume.
C'est le prince, âgé du même âge que moi et donc également un enfant à cette époque, qui me sauva en suppliant son père. Car il s'avère que nous étions amis, la situation de ma famille me permettant de le rencontrer et de jouer avec lui.
Soutenu par sa mère qui estimait qu'il serait inhumain d'ôter la vie d'un jeune enfant de dix ans à peine, le prince réussit à convaincre son père de me laisser la vie, mais à plusieurs conditions. Je devais tout d'abord abandonner mon nom et celui de ma famille dont l'honneur avait été bafoué. Je devais ensuite jurer fidélité au royaume et à la famille royale, promettant d'agir dans son unique intérêt jusqu'à ma mort. Et je devais enfin reprendre la place que ma famille avait toujours exercée en tant que Chef de la Garde Personnelle de la Famille Royale afin de "redorer le blason familial" une fois que je fusse suffisamment âgé.
C'est ainsi que je me suis retrouvé à cette place, dans cette vie pleine d'ennui et où je n'ai pas mon mot à dire, aucune décision à prendre. Je dois simplement remplir ma fonction jusqu'à la fin de mes jours. Afin de regagner l'estime du roi, j'ai même dû faire des efforts considérables en m'entraînant sans relâche au maniement de différentes armes afin qu'il voie en moi un puissant soldat et qu'il m'accorde son respect. Même si bien entendu, tout cet entraînement est pour ainsi dire inutile puisqu'une fois encore, la Garde Personnelle n'est quasiment jamais sollicitée.
Enfin, il fallait bien que je récupère les faveurs du roi si j'espérais pouvoir me permettre quelques écarts qu'il ne m'aurait jamais accordés sinon. En l'occurrence, j'ai gagné le droit de ne pas rester auprès de la famille royale absolument en permanence. Je suis autorisé à aller "patrouiller" dans la forêt bordant le château pour prévenir toute menace. Ces patrouilles représentent mes seuls moments d'escapade, les seuls instants où je ne suis soumis à aucune contrainte, où je peux échapper à tous ces codes régissant la société actuelle. Les seuls instants ou mon existence n'est pas en tout point prévisible, maussade et d’un ennui mortel.
Ces moments où je peux... me laisser avaler par la forêt, m'y perdre et ne plus penser à rien... Bien qu'il m'arrive de croiser quelques brigands sans importance, ces moments d'évasions restent des plus appréciables. Jusqu'à ce que je doive retourner au palais et obéir de nouveau à toutes ces règles que le genre humain s'impose à lui-même...
J'ai finalement accédé au poste et à l'existence qui m'étaient promis à l'âge de dix-sept ans, et cela fait plus de quatre ans aujourd'hui que j'en suis prisonnier.
Enfin, je suis en ce moment-même en train de "patrouiller" dans la forêt. Mais je me contente de marcher calmement en profitant de la brise qui circule entre les arbres et qui lui a valu son nom de Forêt des Vents. Tout autour de moi est beau, calme, serein et ne porte aucune trace d'activité humaine. Je lève les yeux au ciel. La lumière du soleil qui s'engouffre entre les feuillages rend l'endroit superbe et enchanteur. J'aime vraiment cette forêt. Je peux y oublier tout ce qui ne me plaît pas dans ma vie au sein du royaume... habituellement.
Cette fois-ci, même cet endroit ne parvient pas à m'ôter ces pensées moroses de la tête. Je crois que je commence à ne plus supporter cette monotonie permanente et absurde. Que puis-je faire ? Si je quitte mon poste pour tenter de trouver une vie plus plaisante à mon goût, je serais aussitôt exécuté; et je n'ai malgré tout aucune envie de mourir. Suis-je donc piégé dans cette existence qui n'a pour moi aucun intérêt ? Je dois absolument trouver quelque chose qui me plaît, qui a de la valeur à mes yeux pour que ma vie vaille la peine d'être vécue. Mais que puis-je faire ?!
Finalement, j'ai passé la journée à m'interroger sans trouver de réponse satisfaisante. Le soleil se couche déjà, je dois retourner auprès de la famille royale jusqu'à ce que le roi m'autorise à patrouiller une nouvelle fois.
Je n'en ai aucune envie, je veux rester dans cette forêt où je suis libre. Si seulement je pouvais y rester, tous mes problèmes s'envoleraient ! Je pourrais enfin vivre quelque chose de nouveau, d'intéressant ! Mais hélas, la réalité est bien trop cruelle, je dois rentrer...
– Toi...
Une voix grave et forte résonne tout autour de moi. J'essaie de me retourner et de répondre quelque chose, mais aucun mot ne parvient à franchir ma gorge et aucun de mes muscles n'accepte de bouger.
– Je ressens... quelque chose d'étrange en toi...
La voix semble se déplacer au gré du vent, comme si ce dernier la portait, ou que le vent lui-même me parlait. Mais je reste complètement paralysé. Et pourtant, je ne ressens aucune inquiétude, aucune crainte. Cette voix qui m'est pourtant inconnue me semble familière et réconfortante, sans que je sache pourquoi.
– Tu rejettes ton monde... Tu rejettes tes semblables... Tu es particulier... Tu ne devrais pas vivre dans ce monde qui ne te correspond pas... dans lequel tu ne peux pas t'adapter... Tu avances seul... au milieu de cet univers où chaque individu tend à se rapprocher de ses congénères... Tu es triste et solitaire... Tu ne parviens pas à trouver ce que tu cherches... Tu es prisonnier de cette réalité dont tu ne peux t'échapper...
Ces mots emplis d'une criante vérité viennent me frapper en plein cœur. Bien que j'en aie toujours été parfaitement conscient, les entendre m'accable encore un peu plus.
– ...Laisse-moi t'offrir quelque chose...
Une image fixe vient se greffer dans mon esprit tandis qu'une douleur inimaginable semble me fendre le crâne. Je n'arrive plus à penser à autre chose qu'à cette image, la douleur m'empêche d'ouvrir les yeux mais je la vois aussi distinctement que si elle était véritablement devant moi.
Elle envahit rapidement mon esprit tout entier, venant emplir chacune de mes pensées et m'empêchant de songer à quoi que ce soit d'autre tandis que la douleur se fait de plus en plus déchirante. Mais je ne peux toujours pas esquisser le moindre mouvement. Je suis contraint de rester là à subir cette souffrance qui me torture physiquement et cette image qui me torture mentalement.
Je me sens lâcher prise. Ma conscience vacille. C'en est trop...
~
– Vous m'avez fait demander votre majesté ?
– Ah, Aranis ! Te voilà enfin.
– Que puis-je faire pour votre service ?
– Connais-tu le Chef de ma Garde Personnelle ?
– Bien sûr, je me renseigne sur chaque sujet de ce royaume, votre majesté.
– Il est parti hier matin pour l'une de ces patrouilles forestières, mais il n'est toujours pas revenu. Je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque chose...
– Ou qu'il ait décidé de déserter sa fonction et le royaume, je me trompe ?
– Je ne peux me retirer cette éventualité de l'esprit en effet, j'aimerais croire en sa bonne foi et son honnêteté avant de tirer toute conclusion hâtive.
– Voilà qui est sage. Mais si je puis me permettre, pourquoi avez-vous besoin de moi ?
– Pour partir à sa recherche bien entendu.
– ... Excusez-moi... Mais pourquoi moi ? Pourquoi m'envoyer pour une mission aussi simple ? N'importe quel soldat pourrait partir en forêt pour faire des recherches. En fait, on le retrouverait bien plus facilement en envoyant plusieurs dizaines de soldats.
– Bien sûr, mais je ne peux pas prendre un tel risque. S'il lui est véritablement arrivé quelque chose, à lui, l'un des meilleurs soldats du royaume, je crains que de simples soldats ne fassent pas l'affaire, je les mettrais en danger inutilement. Alors que toi, tu es mon mage le plus puissant, tu n'auras aucun mal à vaincre une éventuelle créature ou personne représentant une menace.
– Donc, vous envisagez qu'il ait pu être vaincu par quelqu'un ou quelque chose ?
– Je suis bien obligé de parer à toutes les éventualités.
– Je vois, dans ce cas il est plus sûr que je m'y rende seul en effet. Je partirai au plus vite, dès que j'aurai préparé ce dont j'ai besoin.
– Je t'en remercie. Et ne t'en fais pas pour tes cours d'aujourd'hui ou même des jours à venir, mon fils attendra ton retour.
– Bien, je tâcherai de ne pas le faire trop attendre.
~
Tout juste le temps de préparer quelques vivres ainsi que quelques équipements magiques de base, et me voilà parti pour la Forêt des Vents.
Je comprends que Sa Majesté envisage toutes les possibilités, mais je doute fortement que le Chef de sa Garde Personnelle ait pu être vaincu. Non pas que j'ai particulièrement confiance en ses compétences, mais il reste plus fort que beaucoup de personnes en ce monde. Il ne pourrait être vaincu que par un mage puissant ou par un maître d'armes remarquable. Dans le cas d'un mage, j'aurais immédiatement ressenti son énergie magique. La seconde option n'est pas pour autant plus plausible, car un guerrier suffisamment puissant pour le vaincre serait forcément connu et au service de l'un des différents royaumes. Or, plus aucun royaume ne se risquerait à engendrer un conflit en dehors de l'Arène Antique.
Cela reste possible, mais hautement improbable. L'hypothèse de la désertion est plus viable à mon sens.
Plongé dans mes pensées, je ne m'étais même pas rendu compte que je m'étais profondément engouffré dans la forêt avant d'entendre un bruit de feuilles derrière moi. Je me retourne aussitôt. Je ne ressens aucune énergie magique; les êtres humains complètement dépourvus de magie sont plutôt rares, il doit s'agir d'un simple animal sauvage
Je reste immobile un moment afin de m'assurer qu'il n'y ait aucun danger avant de me décider à reprendre mon chemin.
Mais avant même de pouvoir me retourner, quelque chose me plaque au sol, ventre à terre, en exerçant une forte pression sur mes bras pour m'empêcher de m'en servir.
Dans cette position, je ne peux presque utiliser aucune magie, aucun sort. Il ne fait aucun doute que cette attaque était calculée de façon réfléchie, mais j'ai développé un système de protection pour palier à ce genre de situation.
Je fais vibrer toute l'énergie magique qui se trouve dans mon corps. De plus en plus rapidement pour la rendre de plus en plus instable. Une fois que les vibrations ont atteint un rythme suffisant, elles créent une pulsation de magie pure tout autour de moi, repoussant mon assaillant et me permettant de me relever.
Tout de même, c'est étrange... Je n'ai ressenti aucune énergie magique et ce qui m'a maintenu au sol ressemblait davantage à des pattes animales qu'à des bras humains. Pourtant, un animal n'aurait pas eu la présence d'esprit de m'immobiliser les bras...
Enfin, ça n'a plus d'importance, quoi que ce soit, cet être a été complètement désintégré par ma décharge. Une telle rafale de magie pure peut réduire presque n'importe quoi en poussière. Enfin non, il ne reste même pas de poussière, cette pulsation annihile tout simplement ceux qui ont le malheur d'en être victime. A moins que la cible ne possède une forte énergie magique pour se protéger, elle n'a aucun moyen d'y survivre.
Cela dit, ce moyen de défense présente un défaut majeur. En rendant ma magie instable pour pouvoir créer cette pulsation, je la rends inutilisable pendant de longues minutes, le temps qu'elle se stabilise à nouveau. Jusque-là, je suis complètement sans défense, enfin presque. Mais ça ne m'inquiète pas. Cette forêt a depuis longtemps été complètement purgée de tous les animaux et créatures dangereuses pour l'homme. Celui qui m'a attaqué doit venir d'un autre endroit. Il pourrait être venu avec des congénères mais ils m'auraient tous attaqué ensemble dans ce cas.
En théorie, je ne devrais plus rien trouver de menaçant dans cette forêt. Et même si c'est le cas, j'ai emporté quelques artefacts dont je peux me servir en attendant de récupérer l'usage de ma magie. Je ne cours aucun risque.
Je m'époussette rapidement avant de reprendre mon chemin, je suis à la recherche de quelqu'un après tout.
Une minute à peine plus tard, j'entends quelque chose courir dans ma direction. D'après le son que cela produit, il s'agit d'un animal courant à quatre pattes à la façon d'un chien lancé à pleine vitesse. Je distingue bientôt des grognements.
Je ne m'étais pas trompé, un loup est arrivé en face de moi, l'air complètement enragé. C'est étonnant de voir un loup ici à vrai dire. Cette espèce a été complètement exterminée dans tout le royaume car elle représentait une menace pour les villageois. Enfin, comme j'y pensais tout à l'heure, il doit s'agir d'un animal venant d'un autre endroit, à l'extérieur du royaume...
Non... Non... C'est impossible ! Ce loup, c'est l'animal qui m'a attaqué plus tôt ! Bien sûr je n'ai pas pu le voir ni ressentir son énergie magique puisqu'il n'en possède pas, mais j'ai le sentiment de le connaitre, de l'avoir déjà rencontré.
Je suis absolument sûr de moi, ce loup est celui qui m'a attaqué et qui a reçu une décharge de magie pure de plein fouet. Cela parait tout à fait impossible, mais je commence à mieux comprendre. Si ce loup est assez puissant pour encaisser ma pulsation sans en tirer la moindre blessure, nul doute que le Chef de la Garde Personnel n'aura rien pu faire contre une telle créature, lui qui ne possède aucune once de magie. Il aurait donc été vaincu par un simple animal...
Non, ce loup n'a rien d'un simple animal, il est bien plus que cela. Je n'arrive pas à déterminer sa nature. Je ne ressens toujours aucune énergie magique, alors que peut-il bien être ? Je n'y comprends rien.
En tout cas, s'il est intelligent et résistant à la magie, il représente une sérieuse menace. Et ma magie ne s'est toujours pas stabilisée, je suis à sa merci.
Son regard haineux me fixe avec une intensité peu commune avant qu'il ne s'élance vers moi.
Je saisis le premier bijou magique que je peux dans l'une de mes poches. Une bague incendiaire. Parfait, j'ai largement de quoi me défendre avec ça.
Tandis que le loup continue sa course effrénée dans ma direction, je lui lance un puissant jet de flammes grâce à la bague. Il n'a pas eu le temps de dévier de sa trajectoire, il pénètre et disparait dans le rideau incandescent.
Je pensais m'en être enfin débarrassé, mais je le vois s'échapper des flammes en courant toujours dans ma direction et sans même avoir été ralenti.
En le voyant s'approcher toujours plus de moi, je comprends comment ce loup peut ne pas réagir face à ma magie. Son corps s'est transformé en ombre. Pendant un instant, il ne possédait plus d'enveloppe physique, il est impossible de le blesser dans cet état.
Sans me laisser le temps de réagir, le loup continue sa course et bondit sur moi en me traversant tel un fantôme. Ne pas posséder de corps physique permet certes de ne subir aucun dégât mais empêche également d'en infliger, il aurait dû quitter sa forme d'ombre pour espérer me blesser.
Pourtant, une forte douleur envahit bientôt mon flanc gauche tandis que je sens une importante quantité de sang se déverser au même endroit. Hébété, je baisse les yeux pour constater que de larges et profondes traces de griffures m'ont entaillé le côté gauche, en dessous des côtes.
Non... C'est impossible. Il n'a pas pu me frapper en tant qu'ombre, ça ne répond à aucune logique !
La douleur me fait chanceler, mais je m'empare rapidement d'une amulette de magie curative qui vient refermer ma blessure et apaiser un peu ma souffrance. Cette fois c'est certain, le Chef de la Garde n'aura pas survécu à une rencontre avec cet animal défiant la réalité.
Je me retourne et le loup est toujours là, à quelques mètres de moi, prêt à repartir à l'assaut.
Ma magie ne sera pas stabilisée avant plusieurs minutes et je n'ai aucun artefact magique suffisamment puissant pour lui faire face dans l'immédiat. De toute façon, s'il peut se transformer en ombre et attaquer sous cette forme, il n'y a rien que je puisse faire, même avec toute ma magie brute.
Mais il reste une dernière chose que je peux tenter. Le loup est reparti à toute vitesse, droit sur moi. Je le laisse s'approcher un moment avant de laisser apparaitre mes véritables yeux. Ce qui met fin à sa course et le paralyse sur place.
Nous restons ainsi à nous fixer un instant avant que je me décide à camoufler de nouveau mes yeux inhumains. Le loup titube un moment avant de s'enfuir la queue entre les pattes.
M'en voilà finalement débarrassé. Mais je ne peux pas le laisser vivre à sa guise, cette bête est bien trop dangereuse pour que je la laisse en vie. Néanmoins, je vais avoir besoin d'un puissant rituel si je veux l'anéantir. Il faut que je rentre au palais et que je sollicite l'aide d'autres mages pour le préparer. Je ferais mieux d'abandonner mes recherches pour aujourd'hui, le Chef de la Garde n'est plus mon objectif principal. Ce loup doit être éliminé.
Après plusieurs heures de marche supplémentaires, je me rapproche de mon point de départ, l'entrée de la forêt. J'aperçois déjà le palais, j'y serai dans quelques minutes.
Mais un grognement féroce rugit derrière moi. Je me retourne et je constate qu'il est encore là, le même loup que tout à l'heure. Heureusement, ma magie a eu le temps de se stabiliser, je vais pouvoir ré-
Se déplaçant si vite que mes yeux n'ont pas réussi à suivre ses mouvements, le loup m'a de nouveau plaqué au sol, sur le dos cette fois-ci. M'immobilisant une nouvelle fois les bras, il vient placer son visage à quelques centimètres du mien.
Ce visage ne reflète plus la moindre haine, plus la moindre once de colère. A la place, je peux y lire une profonde mélancolie, une immense tristesse. Mais surtout, je peux voir ses yeux. Tout comme les miens, ils n'ont rien de naturel.
D'un bleu splendide et envoutant au premier abord, ils s'obscurcissent rapidement tandis qu'une flamme grise, livide semble danser dans chacun d'eux. Dans ces yeux profondément malsains, je peux voir de la souffrance, une insoutenable douleur. Des malheurs, du désespoir et des désillusions. J'y vois une vie maussade et emplie de tristesse. J'y vois sa vraie nature.
Ses yeux ont le même effet sur moi que les miens ont eu sur lui. Je suis complètement subjugué, paralysé par ce que j'y distingue.
Il reste là à me fixer pendant de longues minutes avant de relâcher son étreinte et de repartir au cœur de la forêt, me laissant hagard et complètement abasourdi.
Je finis par me relever sans savoir quoi penser. Je me décide finalement à rentrer au palais pour réfléchir à la situation avant d'y retourner demain.
Le soir venu, je contemple le ciel étoilé à la fenêtre de ma chambre. Mais je ne peux m'empêcher d'observer la Forêt des Vents en contrebas. Lorsqu'un son vient me sortir de ma torpeur : le hurlement d'un loup.
~
J'ai finalement décidé de ne rien dire au roi et de ne pas solliciter l'aide d'autres mages pour traquer cette bête. Je lui ai montré mes yeux, elle m'a montré les siens. Nous nous sommes défiés, il faut en finir par nous-mêmes.
Le jour est à peine levé que je suis déjà en route pour la forêt après m'être préparé au mieux. Toutes mes forces et tous mes artefacts ne seront peut-être pas suffisants pour ne serait-ce que l'égratigner, mais au moins je ne mourrai pas faute de préparation.
Je me glisse entre les premiers arbres avec une certaine appréhension, cette bête me fascine mais pourrait facilement causer ma mort. Enfin, il est trop tard pour songer à cela car le loup me fait déjà face, il n'attendait que moi.
Plusieurs mètres nous séparent, mais il n'en faut pas plus pour me mettre dans un profond état de malaise. Je peux sentir sa soif de sang, sa bestialité, la sauvagerie de son instinct animal. Il est en tout point semblable à un prédateur dénué de raison, poussé uniquement par son envie de tuer sa proie sans s'imposer la moindre limite, mais je sais qu'il est bien plus effrayant que ça. Il est intelligent et agit de manière réfléchie dans sa folie destructrice. Il ne se contente pas d'attaquer avec toute la violence dont il est capable en espérant atteindre sa cible, il mène ses assauts de manière parfaitement calculée et raisonnée. C'est pourquoi il prenait soin de m'immobiliser les bras pour m'empêcher d'utiliser ma magie lorsqu'il me maintenait au sol. Et c'est également ce qui explique qu'il m'ait laissé partir après m'avoir montré ses yeux hier. Il savait pertinemment que je reviendrai après m’être spécialement préparé à le rencontrer. Il m'a laissé l'occasion de revenir, plus fort que je ne l'étais la veille, pour que je représente un adversaire de plus grande valeur à ses yeux.
Bien qu'il me fixe d'un air féroce et carnassier, il ne bouge pas d'un millimètre. Ce que je prends pour une invitation. Resserrant la prise sur mon précieux Sceptre Suprême, je lance un grand nombre de sorts renforcés par ce dernier et par les nombreuses gemmes magiques dont il est orné. Comme je m'y attendais cependant, le loup passe sous sa forme d'ombre et aucune de mes attaques magiques n'est en mesure de l'atteindre, elles ne font que lui passer au travers.
Peu importe la puissance de ma magie, elle ne pourra rien lui faire tant qu'il sera sous cette forme. Alors il faut que je le force à reprendre son corps originel.
Frappant fermement le sol de mon sceptre, je fais apparaitre une prison de terre solidifiée tout autour et au-dessus de nous. Les parois sont parfaitement opaques, nous sommes plongés dans l'obscurité la plus totale.
Ce n'est encore qu'une théorie car je n'en sais que très peu sur la magie des ombres qui est une magie perdue, mais je pense qu'il ne pourra pas adopter sa forme d'ombre dans un environnement complètement privé de lumière. Je devrais donc pouvoir le toucher désormais. Cependant, même si mon hypothèse est exacte, je m'impose également un handicap majeur à moi-même car je n'ai aucun moyen de le voir dans ce noir absolu. Et je ne ressens toujours aucune énergie magique qui me permettrait de le distinguer et de connaitre sa position. C'est pourtant le seul moyen qui s'offre à moi pour espérer le toucher.
Rien qu'une fois. Il suffirait que j'arrive à le toucher une seule fois pour lui apposer un sceau dont émane une onde magique que je serai en mesure de ressentir et qui me permettrait donc de connaitre ses déplacements.
Cependant, l'apparition de cette prison n'a pas l'air de lui plaire, il grogne furieusement. Je suis persuadé qu'il ne tentera pas de s'en échapper tant que je serai moi-même à l'intérieur, car son unique désir est de m'éliminer sauvagement. Sa furieuse envie de tuer le prive de la patience qui lui serait nécessaire pour m'attendre au dehors. Même si j'arrive à le mettre dans une position désavantageuse, il cherchera toujours à s'en prendre à moi plutôt que de chercher un environnement qui lui serait plus favorable. C'est là-dessus que je dois jouer. Son besoin obsessionnel et instinctif de sang devrait le rendre encore plus bestial mais un tant soit peu moins réfléchi, en théorie.
Je le sens passer à côté de moi, me frôlant à peine. Mais j'ai tout de même ressenti un contact physique, aussi léger soit-il. Cela signifie qu'il n'est pas sous sa forme d'ombre, je peux le toucher.
Il passe une seconde fois, dans mon dos. Puis une troisième, une quatrième, une cinquième... Il passe bientôt si rapidement autour de moi en me touchant à chaque fois très légèrement que je n'arrive même plus à compter ses passages.
Avançant mes mains au hasard au fil de ses va-et-vient dans l'espoir de le toucher, je parviens finalement à lui apposer le sceau magique. Voilà qui va rendre le combat plus facile, je peux maintenant connaitre sa position à chaque instant.
Il s'arrête bientôt de bouger, juste en face de moi. J'appréhende sa prochaine action pendant quelques instants avant de comprendre : Le combat est fini, je suis mort.
Des dizaines de blessures profondes apparaissent sur mon corps, le déchirant de part en part. Une plaie béante pour chacun de ses passages. Mon sang se déverse sans la moindre limite mais je ne ressens aucune douleur, mon corps est en bien trop piteux état pour ça. Je m'effondre, complètement inerte.
Je ressens une douce chaleur... Je ne la reconnais que trop bien. Mes plaies se referment, mon sang se renouvelle intégralement et mon corps se relève de façon désarticulée. L'Amulette de Résurrection. La relique la plus puissante au monde. Les mages de tout le royaume y infusent de l'énergie magique depuis des générations. Lorsque la vie quitte le porteur de cette amulette, la magie qu'elle contient se réveille et vient soigner toutes ses blessures. Bien sûr, son effet est limité car chaque résurrection nécessite une grande quantité de magie, mais il en reste encore bien assez pour que je me permette de mourir quelques dizaines de fois supplémentaires. Tant que je la porte, je suis absolument invincible. Même la mort ne peut pas m'arrêter.
Le loup grogne en me voyant échapper à la mort. Il s'apprête à repartir à l'assaut mais je fais jaillir une pointe rocheuse du sol qui vient l'empaler. Le sceau ne s'est pas déplacé, il n'a pas pu échapper au sort.
Il semblerait que la bête soit enfin vaincue, aussi simplement que ça. Ce loup était prodigieux je dois bien le reconnaitre, mais sa résistance ne tenait qu'à sa capacité de se transformer en ombre. Privé de celle-ci, il était somme toute aussi vulnérable qu'un loup habituel.
Cela dit, je vais tout de même m'assurer qu'il est bel et bien mort avant de faire disparaitre la prison de terre, simple mesure de précaution.
Je m'approche de l'endroit où je ressens toujours le sceau magique. N'étant pas lié à son porteur mais à moi, il continuera d'émettre des ondes magiques tant que je ne l'aurais pas désactivé, peu importe l'état de son porteur. J'approche ma main pour essayer de constater tout signe de vie éventuel, mais à peine ai-je frôlé sa fourrure que son corps entier se volatilise soudainement. Il s'agit soit d'un mécanisme d'urgence visant à éviter que l'on puisse étudier son corps après sa mort, soit...
De larges, trop larges griffes me lacèrent le dos, déchiquetant et arrachant tout ce qui peut se trouver sous ma peau. Ce serait certainement un spectacle des plus sanglants si je pouvais y assister.
Mais l'Amulette est toujours là, je m'effondre à nouveau pour mieux me relever, toute trace de blessure effacée. Cela confirme néanmoins ma seconde hypothèse, je n'ai empalé qu'une simple copie de la bête. Pourtant la magie de dédoublement est une magie perdue, comme la magie des ombres. Mais je suppose que je ne devrais plus m'étonner de rien en ce qui concerne ce mystérieux loup bien trop puissant pour être naturel.
Voilà qui vient compliquer encore un peu plus la situation qui était déjà sans espoir. D'autant plus que le sceau n'a jamais été apposé sur le véritable loup, je ne peux de nouveau plus sentir sa présence. Et je n'ai aucune idée du nombre de clones qui peuvent m'encercler à l'heure actuelle. Chaque clone a besoin d'une quantité plutôt importante de magie pour être créé, mais au vu des capacités de cette créature, je ne serais pas étonné qu'il puisse en générer plusieurs dizaines à la fois.
Dans ce cas, s'il faut en frapper plusieurs à l'aveugle et en même temps...
De nouvelles pointes rocheuses jaillissent des murs, du sol et du plafond de notre prison improvisée. Couvrant toute la surface possible et ne s'arrêtant qu'à quelques millimètres de moi, ces pointes auront atteint n'importe qui se trouvant sur leur passage. Peu importe le nombre de clones éventuels, tous auront connu le même sort que le premier. Et j'ose espérer que l'original n'y aura pas échappé non plus, mais je m'attends au pire.
Je n'entends plus rien. Pas le moindre grognement, bruit de pattes ou de respiration, ni le moindre son d'une goutte de sang tombant au sol. Je sais à présent que le loup est parvenu à éviter l'attaque, à moins qu'il ne saigne pas ou qu'il guérisse instantanément de toute blessure.
Les pointes se rétractent et disparaissent tout à fait. Je reste immobile de longues minutes, craignant une nouvelle attaque de la bête, mais rien ne se passe. Absolument rien, comme si le monde entier était figé.
Je me décide finalement à faire disparaitre la prison de terre afin de voir ce qui m'entoure, bien que je sois tout d'abord ébloui par la luminosité ambiante puisque mes yeux s'étaient habitués à l'obscurité.
Je regarde tout autour de moi. La forêt, je ne vois rien d'autre que la forêt. Aucune trace du loup ou des événements venant tout juste de se produire. Comme si rien n'avait été réel, que tout n'était qu'une illusion. Une illusion...
Il se pourrait bien que je n'ai affronté que des clones depuis le départ, que la véritable entité soit restée en dehors du combat pendant tout ce temps.
Non, ce n'est pas plausible. Il n'aurait pas simplement laissé faire ses clones, il ressent le besoin de m'attaquer et de se déchainer sur moi par lui-même, de sentir le goût du sang et ma chair se déchirer sous ses griffes.
C'était bien lui, mais comment s'est-il échappé ? Et pourquoi n'est-il plus là pour finir ce que nous avons commencé ? Me tendrait-il une nouvelle embuscade ?
Tout cela me laisse perplexe... En repensant à la situation, il vaudrait bien mieux pour moi qu'il ait véritablement décidé de partir. Sa magie des ombres représentait déjà un obstacle difficilement surmontable mais en y ajoutant le dédoublement, parvenir à le toucher frise l'impensable. Il m'est impossible de distinguer un clone d'un être réel si je ne peux pas ressentir leur énergie magique.
J’hésite un moment entre rentrer au palais ou partir à sa recherche, avant de ressentir une faible trace de magie un peu plus loin dans la forêt. C’est curieux, je ne pense pas qu’il s’agisse du loup, il n’a jamais émis la moindre once de magie auparavant. Il doit s’agir de quelque chose d’autre, je ferais mieux d’aller vérifier. De toute façon, mon Amulette est toujours là et me « protégera » en cas de danger.
Je marche quelques minutes, me rapprochant inlassablement de la faible trace magique qui ne semble pas être en mouvement. Je contourne quelques arbres supplémentaires avant d’apercevoir un corps humain étendu sur le sol, face contre terre et le dos recouvert d'un long manteau noir orné d'un sceau dont émane la trace de magie que je ressens depuis tout à l'heure.
Je m’approche pour lui venir en aide, s’il n’est pas déjà mort, et deux choses me frappent lorsque j’arrive à son niveau.
Les fins motifs bleus s’illuminant sur son corps avant de s'estomper rapidement tout d’abord, les mêmes que ceux que j’ai pu observer sur la fourrure blanche et argentée du loup.
Puis le visage de l’homme gisant au sol : celui du Chef de la Garde Personnelle de la Famille Royale.
Bien sûr, je comprends maintenant… Il n’a pas disparu suite à une attaque du loup comme je le pensais, il était le loup depuis le départ. Cela dit, bien que cette conclusion me paraisse la plus évidente, je ne peux y apporter aucune explication. Comment a-t-il pu se métamorphoser de la sorte, lui qui est complètement dépourvu de magie ? Et pourquoi agissait-il ainsi ? Etait-il seulement conscient de ce qu’il faisait ? Je n’ai pas eu l’impression de faire face à un être humain durant tout ce temps, mais à un animal sauvage particulièrement agressif et intelligent. Peut-être est-ce une malédiction… Je ne sais pas, je n’arrive vraiment pas à expliquer la situation actuelle… Sans parler de sa capacité à utiliser différentes magies perdues, tout cela est vraiment surréaliste…
Enfin, je ne peux pas rester là à me poser des questions alors qu’il gît toujours au sol. Je m’approche davantage pour constater qu’il respire sans problème et qu’il n’a pas l’air blessé, aucun mal ne semble lui avoir été fait. Il n’a donc pas été atteint par mes pointes ; je ne sais pas si je dois m’en réjouir à vrai dire.
Pour le moment, je vais me contenter de le ramener au palais et de veiller sur lui jusqu’à son réveil, je pourrai lui poser autant de questions que je le désire par la suite.
Me servant de la magie des vents pour le soulever et le transporter, nous atteignons finalement le palais avant la tombée de la nuit.
~
– Votre Majesté, j’ai le plaisir de vous annoncer que j’ai finalement retrouvé le Chef de votre Garde Personnelle.
– Ah, très bien ! Dis-lui de venir me voir immédiatement pour répondre de son absence.
– C’est malheureusement impossible, il est encore inconscient à l’heure où je vous parle.
– Inconscient ? Mais que lui est-il arrivé ?
– Je ne serais pas en mesure de vous le dire pour le moment, je suis venu vous voir juste après l’avoir installé dans mes quartiers pour veiller sur lui jusqu’à son réveil. Cela dit, je peux vous assurer qu’il ne présente aucune trace de blessure ou de quelconque maux, ses jours ne sont pas en danger.
– Dans ce cas, essaie de déterminer ce qui a pu se passer et tiens moi au courant de la moindre information à son sujet. Mais dis-moi, comment l’as-tu trouvé exactement ?
– Il était déjà inconscient lorsque je l’ai trouvé, gisant au beau milieu de la forêt, un animal aurait très bien pu s’en prendre à lui si vous n’aviez pas fait exterminer tous les animaux dangereux il y a quelques années.
– Je vois. Alors il était simplement allongé sur le sol, sans raison apparente ? Tu es sûr qu’il ne s’est rien passé de particulier ?
– Je vous ai dit tout ce que je savais Votre Majesté, je vous présente mes excuses.
– Tu n’as pas à t’excuser, tu as parfaitement remplie la mission que je t’avais confiée. Je trouve simplement tout cela intrigant. Je serais curieux d’entendre ce qu’il aura à dire lorsqu’il se sera réveillé. Occupe-toi de lui jusque-là Aranis, je compte sur toi.
– Bien sûr Votre Majesté, j’agirai selon votre désir.
Une rapide révérence plus tard et me voilà sorti de la salle d’audience. Je me dirige sans tarder vers mes quartiers pour retrouver mon « patient ».
Celui-ci semblait m’attendre, il m’interpelle dès que j’ai refermé la porte derrière moi.
– Que lui as-tu dit ?
– Que je t’avais trouvé inconscient dans la forêt sans que quoi que ce soit de particulier se soit produit et que tu ne t’étais toujours pas réveillé.
– Tu as menti au Roi ?
– Ce mensonge ne devrait pas engendrer de graves conséquences d’après moi. Et j’ai bien trop de questions à te poser pour te permettre de m’échapper maintenant.
– T’échapper ? Tu comptes me retenir ici de force ?
– Jusqu’à ce que tu m’aies dit tout ce que je veux savoir oui.
– Humpf, alors j’imagine que je n’ai pas le choix, tu ne m’as apporté aucune arme pour te combattre. Vas-y, pose moi tes questions.
– Ravi de constater que tu es prêt à coopérer. Tout d’abord, te souviens-tu des événements de ces deux derniers jours ?
– Oui.
– Parfait, cela va simplifier les choses. Etais-tu conscient de ce que tu faisais ?
– Oui et non. J’étais bien conscient de mes actions, mais elles étaient muées par une sorte d’instinct animal et non par ma raison en tant qu’être humain. Je ne pensais à rien et me contentais de suivre les pulsions bestiales que je ressentais.
– Comme si tu étais un véritable animal donc.
– Oui. D’ailleurs, je n’avais pas conscience de ne pas en être un. Mes souvenirs, tout comme ma raison et mon esprit avaient disparus. J’étais une bête à part entière.
– Voilà qui est curieux. Lors d’une transformation en animal, on ne fait que prendre le corps de l’animal souhaité, on ne le devient pas.
– Et bien moi je suis bel et bien devenu un loup ne possédant plus rien d’humain. Et je dois dire que c’était une expérience particulièrement plaisante.
– Pardon ?
– Devenir un animal, ne plus penser à rien. Ne plus avoir à se soucier de tous ces problèmes engendrés par la conscience humaine mais se laisser porter par mon seul instinct. J’étais enfin libre, comment ne pas apprécier une telle chose ?
– Tu veux dire que tu aimerais te transformer à nouveau ?
– J’en meure d’envie. Et c’est très difficile de supporter ma condition d’humain à nouveau.
– Tu voudrais vivre comme un animal pour le restant de tes jours ?
– Assurément.
– Alors j’en conclus que si tu ne t’es pas déjà transformé de nouveau en loup, c’est que tu n’es pas à l’origine de ta première métamorphose, je me trompe ?
– C’est exact, je ne suis même pas sûr de savoir comment elle a pu se produire. Je me souviens d’une voix, d’une intense douleur et d’une image fixe. J’ai perdu connaissance et me suis réveillé en loup.
– Quelqu’un d’autre se cache donc derrière cette histoire. As-tu pu voir de qui il s’agissait ?
– Non, ce n’était qu’une voix. Grave et irréelle, portée par le vent.
– Alors il s’agirait d’un esprit…
– Un esprit ?
– Je ferai des recherches à ce sujet. As-tu de nouveau entendu cette voix lorsque tu es redevenu humain ?
– Non… Mais il y avait bien quelqu’un. Lorsque tu as fait jaillir tes pointes, quelqu’un m’a téléporté devant lui avant qu’elles ne m’atteignent. Je n’ai eu le temps de voir que son manteau noir avant qu’il ne me déclare « Bonne nuit » et que je ne perde de nouveau connaissance.
– Nous n’étions donc pas seuls… Et il y aurait deux êtres, en plus de nous deux, impliqués dans toute cette affaire. Un esprit et un mage, à priori. Dis-moi, peux-tu utiliser une forme quelconque de magie à l’heure actuelle ?
– Pas à ma connaissance. J’en étais capable lorsque j’étais un animal mais…
– Ta transformation semble déjà extrêmement particulière, il ne serait pas étonnant qu’elle t’ait également conféré un certain pouvoir magique te permettant d’utiliser des magies perdues. Comme s’il y avait deux entités différentes en toi. L’être humain dénué de magie que tu représentes et l’animal doté de magie que tu étais devenu. Cela dit, je ne ressentais aucune magie en toi, même lorsque tu étais transformé. C’est bien étrange…
– As-tu une idée de ce que tout cela signifie ?
– Je peux formuler une hypothèse en tout cas. Si l’être qui t’a transformé est bien un esprit, il pourrait s’agir d’un esprit des temps anciens, lorsque les magies perdues existaient encore. Il t’aurait alors conféré ses pouvoirs, au moins en partie. Cela n’explique pas l’absence de signature magique cependant.
– Pourquoi un esprit aurait souhaité me conférer ses pouvoirs ?
– Certains esprits sont compatissants. Je pense que celui-ci a vu ce que tes yeux renfermaient et a souhaité te venir en aide. Cela dit, il pourrait également s’agir d’un esprit manipulateur qui a l’intention de se servir de toi d’une façon ou d’une autre.
– Hum… Si c’est le cas, je veux bien le laisser faire tant que je peux me sentir à nouveau libre comme je l’ai été.
– Malheureusement je ne peux pas te laisser te transformer à nouveau. Poussé uniquement par ton instinct, tu es bien trop bestial et dangereux pour que je te laisse agir à ta guise.
– Tu as l’intention de me tuer ?
– Si cela s’avère nécessaire, je n’hésiterais pas.
– Je ne compte pas me laisser faire. Je trouverai un moyen de redevenir une bête, peu importe ce que tu peux en penser.
– En as-tu besoin à ce point ?
– Tu as vu mes yeux, tu connais parfaitement la réponse.
– Je compatis tu sais. Ta peine est bien trop grande pour que je puisse l’imaginer. Aussi profonde que des abysses insondables…
– … Elle n’aura plus de raison de l’être si je parviens à me retransformer.
– Je peux te comprendre, mais n’éprouves-tu donc aucune compassion pour toutes les personnes que tu risques de blesser ou de tuer si tu te transformes ?
– Non, aucune. Je ne me soucie pas des autres.
– Voilà qui est bien égoïste. Qu’en est-il du Roi ?
– Je ne suis lié au Roi que par le serment que j’ai dû prêter il y a des années. Je n’éprouve aucune sympathie pour lui. Je ne suis resté à ses côtés que parce que je n’avais pas d’autre choix.
– Tu es décidément bien étrange… N’y a-t-il donc absolument rien qui ait de l’importance à tes yeux ?
– Désormais il y a quelque chose, l’envie de retrouver les sensations que j’éprouvais en tant qu’animal. De redevenir cet animal.
– Je vois. Alors cette vie en tant qu’humain ne te convient pas.
– Absolument pas en effet.
– Si tu pouvais te transformer, ici et maintenant, en prenant le risque de me tuer, le ferais-tu ?
– Je n'ai envie de tuer personne pour le moment, je préférerais attendre d'être de retour dans la forêt pour éviter un carnage inutile. Cela dit, je n'hésiterais pas s'il s'agissait de ma seule et unique chance.
– Ta férocité en tant qu'animal n'empiète pas sur ta raison tant que tu restes humain, c'est déjà une bonne chose. Je sais que tu n'es pas foncièrement mauvais, tu désires simplement trouver une vie qui te plaise, peu importe le prix.
– C'est pourtant ce que beaucoup de personnes qualifieraient comme "mauvais".
– C'est vrai, mais ce n'est qu'un défaut commun à tous les hommes. Certains parviennent simplement à se restreindre plus que d'autres.
– Je n'ai nullement l'intention de me restreindre. J'obtiendrai ce que je cherche même si je dois éliminer tout le royaume pour y arriver. Seulement pour l'instant, éliminer quelqu'un ne m'apporterait rien de bon.
– Alors tu es vraiment prêt à tout...
Un long silence s'installe entre nous deux. Ce qu'il vient de me dire me laisse particulièrement pensif. Il décide finalement de reprendre la parole, me sortant de ma rêverie.
– Dis-moi, à quoi est-ce que je ressemblais en tant que loup ? J'avais conscience de mon corps, mais je n'ai pas eu l'occasion de l'observer.
– Oh, et bien... Tu étais un loup de taille adulte, au pelage mêlant le blanc et différentes teintes de gris aux reflets argentés. Aussi, il y avait quelques lignes et motifs du même bleu profond que tes yeux parsemant ta fourrure. Je dois admettre que je n'y ai pas fait particulièrement attention avant que tu ne me poses la question, mais tu étais un très beau loup à vrai dire. Elégant et majestueux malgré la férocité dont tu faisais preuve.
– Ah, ça me flatte, même si je n'y suis absolument pour rien au final.
– Cependant, en parlant d'apparence...
– Hum ?
– Je sens que ça ne va pas te plaire... Tu ne portais aucun vêtement lorsque je t'ai trouvé. Enfin, tu étais seulement recouvert du manteau noir que j'ai pris la peine de récupérer en même temps que toi.
– V... Vraiment... ?
– Je me doute que c'est gênant pour toi, mais cela m'a au moins appris une chose. Ta transformation en elle-même n'est pas d'origine magique. Lorsque l'on utilise une magie de métamorphose, le corps revient à son état initial lorsque cette magie prend fin, il retrouve donc les habits qu'il portait au départ. Dans ton cas, il s'agirait plutôt d'une transformation purement physique. Ton corps a réellement subit des modifications, tu n'étais pas seulement recouvert d'un voile de magie qui te donnait l'apparence d'un loup, tu en étais véritablement devenu un d'un point de vue physique.
– Je... Je vois... Et j'imagine que les transformations purement physiques ne sont pas courantes, n'est-ce pas ?
– De la magie perdue, une fois encore.
– De la magie perdue ? Pourtant tu viens de dire que ma transformation n'était pas d'origine magique.
– On appelle "magie perdue" tout ce qui a trait non seulement aux véritables magies des temps anciens, mais également aux capacités physiques qui n'existent plus aujourd'hui. Par exemple, il existait des peuples capables de modifier leurs corps pour en faire des armes, et ce sans aucune énergie magique.
– Ça semble pourtant impossible... Mais cela nous ramène encore une fois à ces temps anciens. Ma transformation et les pouvoirs qu'elle me permettait d'utiliser feraient donc bien partie des magies antiques ?
– Tout semble l'indiquer en tout cas, aussi inconcevable cela puisse être. Dis-moi, que comptes-tu faire à présent ? Tu es de nouveau humain, avec tout ce que ça implique. Je ne te laisserais pas retourner auprès du Roi après ce qu'il s'est passé.
– Je pensais que tu allais me jeter en prison à vrai dire. Après tout, je représente une importante menace.
– Si c'est ta détresse qui t'a permis de te transformer, je ne me risquerais pas à l'accentuer davantage. Je te laisserai agir selon ta volonté tant que tu ne mets personne en danger.
– Alors tu agis uniquement pour la sécurité du royaume et de ses habitants ?
– Absolument.
– Je n'y crois pas. Toute cette histoire t'intéresse au plus haut point, tu as envie d'en savoir plus sur ce qui m'est arrivé et de m'étudier, je me trompe ?
– Ah, il semblerait que je sois percé à jour. C'est vrai, j'aime par-dessus tout observer et étudier toutes les drôleries de ce monde, tout ce qui ne répond à aucune logique ou code habituel. Et tu en fais partie.
– Tu me laisserais libre comme on peut le faire pour un animal afin d'étudier son comportement au sein de son environnement naturel ?
– C'est exactement ça. Je pourrais même avoir envie de mener quelques... expériences.
– Et si je refuse de me prêter à ces expériences ?
– Je ne te laisserais pas le choix. Tu ne peux rien faire contre moi sans ta transformation.
– Tu es aussi monstrueux que tes yeux me l'ont indiqué la dernière fois.
– Je suis un scientifique, tout au plus. Je veux simplement en découvrir toujours plus sur ce monde afin de mieux le comprendre.
– Est-ce cette soif de connaissances qui te pousse à aller de l'avant ?
– Contrairement à toi, il y a plusieurs choses qui ont de l'importance à mes yeux. Cette soif en est une, Anya en est une autre.
– Anya... Ne serait-ce pas l'une de tes élèves ?
– Si, un mage hors-pair. Son potentiel semble sans limite. Mes propres pouvoirs feront pâle figure à côté des siens si elle parvient à les utiliser à leur paroxysme. C'est pourquoi je l'entraîne habituellement sans relâche dès que j'en ai l'occasion.
– Tu as l'intention de te servir d'elle une fois qu'elle aura atteint tout son potentiel ?
– Non, non, tu fais erreur. Je suis simplement curieux de voir jusqu'où elle pourra aller.
– Humpf, je ne suis pas sûr de pouvoir te croire.
– Ton avis m'importe peu. D'autant plus que tu as d'autres problèmes à régler. Le Roi souhaite te voir. Tu ferais bien de trouver quelque chose de plausible à lui expliquer si tu ne veux pas que je sois contraint de lui dire la vérité, ce qui te vaudrait probablement de subir le même sort que tes parents.
– Ne t'en fais pas, je sais comment m'éloigner du Roi pour ne pas le mettre en danger. Et puis cela me libérera de cette fonction absurde à laquelle je suis assigné.
~
– Votre Majesté, je vous présente mes plus sincères excuses. Ma faute est absolument impardonnable, je ne sais comment me racheter à vos yeux.
– Allons, allons, je sais que tu n'es pas responsable. Aranis m'a dit qu'il t'avait trouvé inconscient, que t'est-il arrivé ?
– Je regrette, je ne le sais pas moi-même. Lors de ma patrouille il y a deux jours, tout se passait normalement jusqu'à ce que je ressente une violente douleur et que je perde connaissance. Je ne me suis réveillé qu'il y a quelques minutes.
– Voilà qui est particulièrement curieux, tu n'as aucune idée de ce qui a pu causer ceci ?
– Malheureusement non, je suis navré... Votre Majesté, j'ai une requête à vous formuler, si vous me le permettez.
– Bien sûr, exprime-toi.
– Je crois qu'il serait plus sage que je quitte mon poste en tant que Chef de votre Garde Personnelle. Vous comprenez, je ne sais pas si ce qu'il m'est arrivé risque de se produire à nouveau ou non. Et je crains de ne perdre à nouveau conscience à un moment où vous auriez besoin de moi, vous mettant ainsi en danger. Il serait plus sûr que votre sécurité ne repose plus entre mes mains tant que je risque de défaillir de la sorte.
– Je vois, il ne faudrait pas que le Chef de ma Garde Personnelle sombre dans l'inconscient lorsque je suis attaqué, n'est-ce-pas ?
– C'est en tout cas ce que je pense. Je ne suis plus fiable dans mon état actuel, je ne saurais assurer votre protection. Bien sûr je n'ai pas oublié mon serment, et je continuerai de vous servir jusqu'à ma mort. Mais je ne peux pas rester à un poste censé vous protéger. Je dois occuper une place qui ne vous mettrait pas en péril si un tel événement venait à se reproduire.
– A quoi songes-tu exactement ?
– Je vous propose humblement de devenir un mercenaire à votre service. Ainsi je ne serais pas assigné à la protection du palais ou de votre personne. Je remplirai toutes les missions que vous me donnerez à l'extérieur du palais. De cette façon, je continuerai à vous servir sans que votre vie dépende de moi.
– Je constate que tu y as mûrement réfléchi, et il est vrai que je ne peux te garder à mes côtés en sachant que ta fiabilité n'est pas sans faille. Mais es-tu certain de ta décision ? Un simple mercenaire ne profite d'aucun avantage.
– Les avantages m'importent peu, je désire simplement vous servir de mon mieux, Votre Majesté.
– Dans ce cas je suppose que c'est la chose la plus sage à faire en effet. Cela dit, il faudra trouver quelqu'un pour te remplacer à ce poste.
– Si je peux me permettre, je vous recommande la jeune Lumenia. Elle n'a que dix-huit ans et peut sembler maladroite aux premiers abords, mais je sais qu'elle est parfaitement capable de faire preuve d'une grande lucidité et d'une intelligence remarquable lorsque la situation l'exige. De plus, elle me surpasse d'ores et déjà à l'arc et sa maîtrise de l'épée égalera bientôt la mienne. Sans oublier qu'elle peut utiliser la magie, contrairement à moi. Je pense qu'elle vous protègera bien plus efficacement que je n'ai jamais pu le faire.
– Très bien, je prendrai ta recommandation en compte lorsque je devrai désigner le nouveau Chef de ma Garde Personnelle. Mais dis-moi, que comptes-tu faire au juste ? Tu as toujours logé au palais mais les mercenaires ne sont pas autorisés à y vivre, tu devras te trouver une nouvelle habitation.
– Ne vous en faîtes pas pour moi Votre Majesté, seule votre sécurité importe. Je serai de toute façon destiné à passer de nombreuses nuits en plein air lorsque je serai assigné à différentes missions.
– Effectivement. C'est décidé dans ce cas. A compter d'aujourd'hui, tu n'officies plus en tant que Chef de la Garde Personnelle de la Famille Royale, tu deviens un mercenaire à mon service. Cela te convient-il ?
– Oui, je vous remercie, Votre Majesté.
– A ce propos, je crois que je sais déjà en quoi consistera ta première mission.