[Blanc] En Noir et Rose

Sans qu’elle ait pu s’expliquer, Tcheren s’estimait heureux de n’avoir fait que bousculer l’audacieuse Ludvina, de retour à Méanville, lorsqu’elle cherchait son héros personnel pour poinçonner son second ticket de train. Quant à Bianca, elle n’avait jamais vu le moindre cheveu perdu de cette jumelle d’un autre monde. Mais tous deux reconnurent, lorsqu’elle entra dans un centre Pokémon inondé par la vague de dresseurs en détresse, le sac familier serré contre sa poitrine comme à une bouée de secours dans cette marée ; Truffles. C’était la première fois depuis longtemps que les amis de Renouet s’enlacèrent, oublieux de tous leurs conflits dits et non-dits, et c’était autour du cou éteint d’un Roitiflam orphelin. Enfin, Zhu se décida à les dépasser, tendant un dos de main poli à la demoiselle.

« Je vois à votre regard que vous n’ignorez pas à qui appartient ce Pokémon et ces effets. »

« Je n’étais pas là ! » se défendit-elle immédiatement. Des regards curieux se levèrent sur elles, et derrières ses verres embrumés, la couleur marine des yeux de Tcheren semblait presque frémir. « Je n’ai pas vu Luddy. » Et pour réaffirmer sa crainte, l’aîné de Renouet se leva - et elle pouvait voir les phalanges de ses doigts blanchir sous la pression.

« Alors pourquoi Truffles est avec toi ? Qu’est-ce qui est arrivé à Ludwig ?! »

« Je sais pas ! J’ai juste vu ce Roitiflam s’enfuir de la tour avec Reshiram et ... » Le poing retomba ; et, cette fois, son auditoire était tout attentif. « J’ai vu Reshiram. » Tout le monde connaissait au moins le nom du Fondateur d’Unys, et il n’avait échappé à personne que l’ébranlement subi à Flocombe venait de la tour Dragospire. Mais de là à ce que quelqu’un affirme avec une telle certitude l’avoir vu, pas une icône, mais le Pokémon lui-même, il y avait un gouffre. Ludvina tourna la tête vers Zhu d’un air accusateur ; le champion d’Arène, devinant sa pensée, hocha la tête. « Vous saviez que Ludwig est un héros ? »

« Nous l’espérions, » admit-il. « Cela aurait été ... est la seule façon par laquelle il aurait pu contrecarrer les plans de la Team Plasma. Mais nous ignorions qu’elle était déjà en possession de l’Orbe Blanche, bien avant d’avoir prise d’assaut la tour. » Les deux amis de Renouet semblèrent sous le choc - Tcheren, dans l’incompréhension, força sa mâchoire à se relever ; et Bianca, pour une fois dans la confidence, serra encore dans ses bras le stoïque Pokémon de son ami d’enfance.

« Nous ? »

« Goyah et moi. » Il ne s’interrompit pas. N’importe qui d’autre aurait juré que sa voix allait se briser sur les quatre premiers mots, mais l’habituellement silencieux champion semblait l’avoir gardé en réserve pour ce moment précis. « Seulement, Reshiram ne se comporte pas comme les mythes nous le disaient. Vous qui dites l’avoir vu, vous devez avoir une idée ... ? »

« Bah, » commença-t-elle, gênée. « Je ne l’ai pas vu de près, mais j’en étais venue à la conclusion que ce n’est pas Luddy qui contrôlait Reshiram. C’est bête, je sais, mais ... »

« N. » Le chœur de voix des deux amis de Renouet, échangeant un regard entendu qu’ils n’avaient plus partagé depuis leurs plus petites années. Avant l’accident, en fait - ils avaient admis que Ludwig était le chaînon manquant entre eux. Sa seconde disparition, au moins, leur rendit ce maillon manquant de leur connexion mentale.

« C’est qui, ce drôle de numéro ? »

« C’est une lettre, » précisa timidement Bianca. « Ben, je ne l’ai pas rencontré souvent, mais je crois, enfin, je sais qu’il semblait être d’accord avec les idées de la Team Plasma ... Et ... Et il était toujours avec Ludwig. A chaque fois. » Tcheren enchaîna sans accro. « Si mes souvenirs sont exacts, Reshiram est mû par les rêves de son héros. Alors, si N avait réussi, d’une façon ou d’une autre, à persuader Ludwig qu’il a le même idéal que la Team Plasma ... » « C’est facile, ça ... » Le bras de la benjamine se serra plus fort encore près du Roitiflam attentif. « Parce que Ludwig n’a pas vraiment de rêves. »

Zhu posa le menton contre ses doigts dans un air de profonde réflexion. Ca s’emboîtait parfaitement - même pour Ludvina, qui n’avait jamais vu ce N ou la moindre de ses versions alternatives dans l’alphabet latin, et qui ajouta pour elle-même :

« C’est lui qui contrôle Reshiram, alors. »


Devant le miroir, le Garçon restait inexpressif. Il ne prononça aucune opinion sur le costume trop grand de la Team Plasma, la capuche qui lui retombait sur les yeux et les manches sans gants engloutissant encore ses mains. La Muse de l’Amour ne chercha pas non plus à en tirer quoi que ce soit, mesurant dans sa tête les plis à faire pour que la tenue lui aille au centimètre près. La couture avait longtemps été une de ses seules distractions dans le triste palais. C’est même elle qui avait confectionnée cette robe, d’une pure blancheur, dont elle avait laissé au jeune Roi le soin de choisir les couleurs - des couleurs exotiques, elle n’en doutait pas. De toute façon ! Il l’avait averti de la reluctance du Garçon à parler - même le sort du Neitram, que l’état du Grignot avait aidé à classer les souvenirs artificiels, n’avait pas réussi à déverrouiller ce loquet-là de sa mémoire.

De toute façon bis repetita, le Garçon n’était pas là pour parler. Sans doute avait-il énormément de choses à dire sur la lointaine chaussure d’Unys, la campagne, à la Muse aux cheveux lilas, qui n’avait jamais été plus loin que le Pont du Hameau. Ca devait être magnifique, les arbres couleur de rouille en automne et le pailletage des herbes folles en hiver, plus qu’aucun livre, aucune peinture ne pourrait jamais en rendre compte. Elle se pencha sur sa manche et l’enroula jusqu’à son coude ; le Garçon ne l’aida pas, perdu sans son repère Nord, et confondant le bleu de la capuche avec le ciel peint de la chambre. Il était là pour contrôler le Fondateur au compte du Roi.

Et changer la Réalité.


« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »

Tcheren et Ludvina restèrent un instant dans l’entrée du chaleureux centre Pokémon, dans un souffle d’air perdu. Les reflets turquoise de l’aube dans les irrégularités de l’eau gelée donnaient à Flocombe un arc-en-ciel artificiel suspendu. La jeune fille aurait aimé croire que c’était un signe d’espoir, et non pas de la pluie sur de trop anciennes braises. Elle n’avait pas beaucoup entendu le garçon à la coupe au bol parler - c’était Bianca, la brise blonde, qui avait recousu la plupart des trous -, mais elle sentait instinctivement que ce timbre fragile, comme on frotte du papier glacé, n’était pas sa voix habituelle. Elle ne lui en voulut pas. Ils étaient bien plus proches de Ludwig par leur mémoire qu’elle l’était par sa seule destinée - elle était seulement née dans le mauvais Renouet.

Truffles chiffonnait avec frustration la trop vieille brochure d’une exposition d’il y a dix mille ans, à sa mémoire monocentrique. Il semblait presque qu’en gardant dans une poche le prospectus plié en quatre, que l’humidité du voyage avait fait gondolé en coins, Ludwig avait prévu cette situation. Ce qui était impossible, bien sûr - même Ludvina, deux cents ponts à travers l’unique Heylink et un peu moins d’expériences, n’avait pas réussi à l’anticiper. Elle essaya de paraître le plus enthousiaste possible.

« C’est pas évident ? On va retourner le plus vite possible à Maillard récupérer le Galet Noir. Et ensuite, on prend d’assaut la Ligue Pokémon. Facile. »

« Trop facile. » Un silence gênant. Tcheren essaya bien de lui rendre un sourire - mais on voyait que la conviction n’y était pas. Ils avaient tous passés la nuit - lui, Ludvina, Bianca, et même Zhu, en supervision silencieuse - dans le centre Pokémon, passant une nuit blanche à refaire l’Histoire. Pour lui et sa dernière amie d’enfance, c’était raconter l’accident des Vestiges du Rêve et l’influence insoupçonnée de N tout au long de leur voyage ; Bianca avait gardé toute la nuit sa main dans la sienne et lutté avec des digressions sans humour contre le sommeil. Pour Ludvina, c’était parler du paradoxe de cette renaissance du Fondateur qui avait plongé son Unys dans le monde monochrome de la Team Plasma.

« Je pense avoir compris. Pour la Force. »

« Ouais ? » Truffles, comme illuminé, renifla dédaigneusement. Ludvina n’avait évidemment aucune idée de quoi il parlait. Mais si elle avait mis le doigt sur une seule facette de la personnalité de Tcheren, cette nuit-là, c’était qu’il ne parlait pas pour ne rien dire ; alors elle l’écouta avec l’attention qui lui était due.

« La Force, ce n’est pas être capable quelque chose pour quelqu’un qu’on aime, mais c’est ... De le vouloir, je crois. Et ça ... Ca m’est permis par mes Pokémon. Alors ... Je ne peux pas laisser la Team Plasma séparer les Pokémon et les humains. Mais ... Est-ce que ça a du sens, pour toi ? »

« De quoi ? La Team Plasma ? Nah, » plaisanta-t-elle ; mais cette fois, le visage de Tcheren resta de marbre. « Pour être franche, je me suis jamais posée la question. Pour moi, l’important, c’est de vivre pour ce qu’on aime. Si on peut, si on veut, c’est du vent ! »

« C’est bizarre » l’ignora-t-il après un silence. « Ludwig a pourtant échoué avec le Pokémon Réalité. Et tu arrives, avec tes convictions, et tu nous dis que tu es sûre d’être choisie par le Pokémon Idéal. » Ludvina grinça.

« Bon, j’vais y aller, avant que tu ne fasses ma bio. J’vous ramène des croissants ? »