[Blanc] En Noir et Rose

Devant l’Arène de Port Yoneuve, Bardane ne cachait pas sa frustration. Ghetis gardait sa suffisance habituelle, ce sourire poli mais empreint d’arrogance ; tandis que le baryton de sa voix faisait son impression, couvrant même le bruit des vagues claquant contre le phare du jardin d’eau voisin. Les sbires derrière les bras des mômes - ceux de Tcheren, du moins. Ceux de Ludwig restaient tendus pour la forme, l’absence de conviction propre faiblissant sa tenue - buvaient ses paroles comme s’il avait été le saint Graal ; et les enfants eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher de le regarder avec un certain respect.

« Bah ! J’en veux pas d’vos excuses ! Vos gars ont volé des Pokémon aux braves gens d’Ondes-sur-Mer, et essayé de voler ceux d’chez moi ! » Un petit rire s’échappa de sous la large cape de soie vert.

« Je crains, comme je l’ai dit à vos ... associés » - il pointa du menton les deux amis de Renouet, et ne manqua pas de sourire en voyant les épaules du cadet se soulever quand le frisson le parcourut - « que vous n'ayez commis une légère erreur d'interprétation. Mes dévoués hommes ne font que libérer les Pokémon de leurs féroces tyrans. Nous n’avons guère le but de, comment dites-vous ? Voler des Pokémon qui se satisfont de leur condition. Et si nous avons été amenés dans votre bonne ville de Port Yoneuve, c’est que nous osons croire que bon nombre ont besoin de nous. Un nombre qui vous surprendrait sûrement ... »

« Que vous dites ! » s’insurgea Bardane. La puissance de sa voix se battant contre le claquement des vagues fit sursauter la foule. « Moi j'suis plutôt un type franc, et j'sais pas bien parler comme vous. Ouais, vous connaissez de jolis mots, mais bon ... ça sent le pipeau, tout ça ! »

« Votre trouble est compréhensible. » Ghetis poursuivait sur le même ton léger, comme s’il n’avait jamais été interrompu. « Nos méthodes ont pu paraître cavalières, et au nom de notre Roi, je m’en excuse. Et nous nous assurerons de prendre congé sur l’instant » ajouta-t-il à l’adresse d’un Lilien approbateur. Le champion avait beau se placer comme un mur infranchissable, le ton doucereux du Sage commençait à l’éroder. Un autre coup de tonnerre sortit de sa bouche.

« Bah ! Gagner sans devoir se battre, z'êtes ben fortiches ! C'est bon, reprenez les, vos zigues ! »

« Je reconnais bien là la sagacité du Roi de la Mine ! » Un sourire satisfait illumina les traits vieillis de Ghetis. Les sbires n’attendirent pas la fin de la tirade pour disparaître de derrière la frontière imaginaire, sous les regards incrédules des deux garçons. « Votre réputation n'est pas usurpée. Quel redoutable homme d'affaires vous êtes ! Il est donc temps pour nous de nous retirer ... »

« C’est ça, tirez-vous ! » cria-t-il au revers des capes sans qu’elles entendent.

« Vous pensez vraiment qu’ils vont partir comme ça ? » Tcheren s’avança vers le champion, le regard braqué dans la même direction - la silhouette de la troupe disparaissant en une procession silencieuse derrière le dénivelé du terrain. Bardane se tourna et croisa les yeux de Ludwig - Ludwig, qui mettait tout à coup le sort du monde dans le pli de tissu hors de sa semelle, n’osant pas même penser aux ombres bleues de la Team Plasma. Pas encore. Les épaules massives se soulevèrent avec indulgence.

« Ouais, j’pense ben qu’pour aujourd’hui ... J'suis désolé de vous faire un coup pareil, les p'tits ! » Un rire gras et forcé lui sortit de la gorge. « Alors qu’vous aviez r'trouvé ces affreux ! Bah, pour m'excuser, on fait un combat ? J'serai à l'Arène. M’faites pas poireauter ! » Et puis Bardane réajusta machinalement le chapeau sur son crâne dégarni et poussa du pied les portes vitrées de son antre. Une odeur de soufre et de gaz s’échappa, mais aucun des deux garçons n’y fit encore attention - l’un cherchant encore le regard de l’autre derrière son pull marin. Tcheren serra sa main contre la Poké Ball à sa ceinture. Et quand l’aîné se décida enfin à se mettre devant son nez, le cadet se retourna dans une colère muette et disparut à son tour derrière les battants de l’Arène.

Quel souvenir avait décidé de rester dans sa mémoire pour qu’il souhaite enfin que Ludwig l’oublie ?


Bardane n’avait pas eu son surnom de « Roi de la Mine » dans une pochette-surprise, quoi qu’en pense réellement le premier Sage sous sa cape. C’est seulement sous son influence que le petit port de pêche de Yoneuve s’était métamorphosé, en quelques années, en un des plus influents pôles industriels d’Unys. Il avait découvert, littéralement sous ses pieds, un des plus grands gisements connus de corindon ; que ses industries, plusieurs mètres sous les plateformes de l’Arène, sous le bras de mer, taillaient et découvraient en frottant le chrome en différentes pierres évolutives, qu’il envoyait dans toute la région - Volucité, Ville Noire, et Janusia. Aujourd’hui, au milieu des déplacements d’ascenseurs, on lui proposait de vendre des territoires du Mont Foré et du pied de l’Electront - là où se trouvent la Grotte Electrolithe et, sur le revers, le Hangar Frigorifique. D’acheter des hôtels, de creuser de nouveaux gisements en barrage sous le Pont Yoneuve ; en gros, de faire du bizness. Sa réussite, Bardane ne l’expliquait que par une devise. Quand on veut, on peut !

Et son challenger, descendant de l’ascenseur, touchant du doigt les murailles irrégulières de saphir ; avait l’air d’en vouloir. Loin du garçon timide et distrait qui, il y a encore une heure, ne semblait pas tenir contre la morsure mentale d’une voix de baryton ; son regard, dans la lumière artificielle des lampes à bougie, brillait d’énergie - et d’une certaine urgence. Derrière lui, le Grotichon, bien loin de son énergie habituelle à lui, éternuait tous les deux pas, le museau encombré des résidus de poussière. Il n’avait pas de mal à voir pourquoi il fascinait tant sa p’tite Inezia.

« On va la faire courte. Trois Pokémon chacun, aucune limite de temps. Ca roule ? » Pour seule réponse, Ludwig présenta de la main Truffles. Le Pokémon se plaça en rempart devant lui, essuyant de l’avant-bras son groin rempli de mucus. « Alors, c’est parti ! Escroco, Piétisol ! »

Le Pokémon crocodile surgit de sa cachette terrestre devant eux ; les écailles noircies, et les épaules recouvertes de corindon, seul son ventre exposé laissait une tache rose dans la semi-obscurité. Le Grotichon l’évita de justesse, se poussant contre la paroi ; mais reçut l’impulsion de plein fouet quand les deux pattes rebondirent sur le sol. Le tremblement lui secoua l’échine et lui fit perdre l’équilibre, en pleine ligne de mire. L’œil noir se tourna vers son dresseur. Bardane ne regardait pas assez son challenger pour voir l’instruction, les deux mains chassant l’air.

« Mâchouille ! » Escroco se projeta furieusement sur Truffles, mâchoires grandes ouvertes - et la vision des entrailles rétrécies n’arrangea pas le frisson qui s’insinuait dans la tête du Pokémon Cochon Feu. Un poing sur le sol pour se relever, l’autre se propulsa en avant, se glissant pile dans l’écart des dents. Le crocodile essaya de mordre au coude. Avec un reniflement écœuré, le second coup de poing de la Cogne le chassa à l’autre bout du terrain ; et il tomba par-delà le dénivelé, se tortillant comme un beau diable en récupérant son air. Victoire sans appel. Quelque chose craqua au-dessus d’eux.

« C’est comme ça, hein ? » L’éclair rouge vint le cueillir. Ludwig chercha sur son côté, indifférent à l’appel en motion de son Pokémon, secouant tous ses membres avec l’impression d’avoir été sali dans son essence même. Bardane, lui, n’attendit pas ; les mains en porte-voix, le puissant appel semblait faire trembler les fondations de la Terre même.

« BATRACNE, OCROUPI ! » Truffles eut juste le temps de disparaître dans l’impulsion rougeâtre de sa Poké Ball : le plafond s’était ouvert sur lui, révélant la chute d’eau apparaissant avec le Pokémon grenouille. Ce fut Lysander qui le remplaça : la mante religieuse n’eut pas le temps de se mettre à l’abri sous sa capuche de feuille, mais son bras en faux repoussa instinctivement la masse spongieuse qu’était la tête pustuleuse du Batracné.

« Recommence ! » Le batracien rebondit sur le plafond à la recherche d’une évasion ; mais cette fois, le Manternel put prendre les devants. Il lui suffit d’un regard dans son dos pour voir son dresseur, les mains croisées sur sa poitrine avec le même air décidé qu’il arborait toujours, pour comprendre, et il découvrit les faux cachées dans ses mitaines de feuilles d’automne. Un seul bond lui suffit - le Batracné, pendu par une seule ventouse, ne put esquiver la double-lame qui sauta sur lui par le bas : il emporta dans sa chute un épais morceau de corindon et un fin filet d’eau traitée.

« Minotaupe ! Eboulement ! » Par réflexe, jumelés dresseur et Pokémon se baissèrent, l’un sur le sol nu, l’autre derrière le corps du Batracné étourdi. Lysander surprit ainsi de sa lame le casque d’acier du Minotaupe, surgissant comme une torpille, projetant par la même occasion le crapaud vers le champion. L’éclair rouge l’attrapa au vol, avant que les griffes ne percutent le demi-plafond de la muraille droite. Il y a eut un souffle - Bardane, surpris de voir son Pokémon coincé dans les fondations de sa mine ; Ludwig, dans un geste d’urgence, signifia à un Manternel plus vif de reculer. Et comme une torpille, taupe et plafond tombèrent en un Eboulement, de roches et de poussière noire. Dans une quinte de toux, le champion marmonna quelque chose ; et Lysander eut juste le temps, avec l’indication de son dresseur, de placer ses faux en bouclier protecteur : de la fumée, le Minotaupe trancha l’air devant lui. Eclat d’épées osseuses. Recul des deux côtés.

« Recommence ! Tranche ! » Mais cette fois, l’instruction de Ludwig eut une suite, ses mains partant en avant dans une maladroite coupe de la poussière devant lui. S’il n’avait pas mieux su, le Manternel aurait pu croire que c’était seulement pour se laisser de l’espace pour respirer : mais il savait mieux, à cette moue boudeuse, et au fait qu’il aurait pu délibérément oublier de respirer. Cette fois, au lieu de servir d’abri, la faux droite partit en avant, et rencontra le ventre découvert du Minotaupe. Les deux pattes d’acier se refermèrent sur sa tête. Un silence, vite comblé par les cris enflammés de Bardane.

« Vas-y, Mino ! Eboulement ! Encore ! » Le Pokémon taupe, sourd à son appel, lâcha son étreinte sur la capuche de son adversaire, et tomba à la renverse ; enlaçant son ventre meurtri de ses doigts mal instruits, dans des grognements étrangement porcins. La voix du champion mourut dans sa gorge - et son œil brillant se dévoila enfin sous l’ombre de son éternel chapeau. Lysander secoua la tête et réajusta comme un rien les plis de brun derrière sa tête - dévisageant son dresseur avec son sourire en deux canines.

(C’est tout ?)