[Blanc] En Noir et Rose

La maison des Achromny, à Renouet, semblait hors du temps. Le toit bleu, le linge pendu en mailles volait dans un précoce vent d’hiver ; et, dans la cuisine, il sentait toujours aussi bon la confiture et les noix concassées. Griselda avait ce parfum de fleur givrée qui lui collait à la peau, quand elle posa un baiser mouillé dans le cou de son fils - Ludwig, après une hésitation, lui rendit une timide embrassade d’un seul bras, l’autre le long du dos du massif Mastouffe. Le Pokémon reniflait avidement, se noyait dans cette impressionnante palette d’odeurs, incapable de croire qu’elles se trouvaient depuis tout ce temps à quelques kilomètres seulement de son orée de naissance. Celle que Rouki avait un jour naïvement appelé madame Maman finit par briser leur réunion avec une triste résignation dans son regard.

« Et qui c’est, ce beau petit Mastouffe ? Bonjour, toi ! » Elle s’agenouilla, et alors qu’il acceptait docilement cette main étrangère dans sa mémoire de corps, il fut évident que le qualifier de petit n’était qu’affectueux ; loin du petit Ponchiot que Ludwig pouvait encore, au premier jour, prendre entre ses deux mains, il aurait aujourd’hui pu poser sa truffe sur sa tête. Il jappa. « Tcheren m’a envoyé un mot. Rouki, c’est ça ? » Le jeune dresseur hocha la tête avec une assurance que sa mère ne lui connaissait pas. Elle en était à la fois rassurée et peinée. Ce voyage l’avait certainement transformé, et en bien ! Mais il n’était plus tout à fait son petit garçon.

« Tu veux bien que je te garde ? »

(Tu n’as pas peur ?) Bien à l’abri dans sa Poké Ball, Straciella n’en perdait pas pour autant la morsure glacée dans sa voix. Instinctivement, les oreilles de Rouki remuèrent - c’est avec un enthousiasme renouvelée que Griselda, ignorante, glissa ses mains sous elles avec des piaillements enfantins.

(Rouki doit avoir peur de quoi ?)

(Qu’il ne veuille plus de toi. Qu’il te trouve trop faible. Qu’il t’abandonne !) C’est qu’on lui avait déjà fait le coup, roulé à grands morceaux de sucreries - à larges caresses - pour qu’il reste patiemment en contrebas du hangar Frigorifique, à l’attaque du vent marin et de la pollution des cargos fluviaux. Le Sorbébé avait attendu le crépuscule, le berceau du croissant de lune, l’oubli ; et ce Pokémon-là acceptait le changement de main comme on acceptait un prospectus : qu’il était bon à jeter de toute façon. La voix de Rouki semblait se parer d’un sourire.

(Ludwig n’abandonnerait pas Rouki.)

« Il est déjà tard, Ludwig. J’espère que tu ne comptais pas retourner à Parsemille de nuit. C’est dangereux ... »

(Comment peux-tu en être aussi sûr ?)

Avant qu’il n’ait pu répondre, les bras de sa mère se refermèrent à nouveau sur ses épaules ; cette fois, il percevait clairement la tension dans ceux-ci, comme si elle craignait que ce fantôme ne disparaisse entre ses doigts mortels. Son petit garçon, elle s’en rendait compte à présent, elle l’avait déjà perdu il y a dix ans de ça.

(Rouki le sait, c’est tout. Rouki fait confiance à Ludwig parce que Ludwig fait confiance à Rouki.)

Comme pour appuyer son propos, une main mal assurée du fils chercha la tête de Griselda, enfouie dans le pull trop grand baladé dans toute la région. Evidemment, ni Straciella ni les deux humains ne pouvaient le percevoir ; mais ce pull-là, il portait tant d’odeurs ! Le parfum acide de Bavia, le boisé de Lysander, l’herbe brûlée de Claus ; mais aussi le poil mouillé de Tweak, la poussière de roche d’Oskar, et même le grain de Masud ou le poisson pourri de Lust. Ce n’était pas faute d’avoir des vêtements de rechange dans son sac. Inconsciemment, c’était un souvenir en soi.

(Ludwig fait confiance à Straciella aussi.)

(... Il ne m’a pas donné de nom. Straciella, c’est comme ça qu’elle m’appelait.)

Ses doigts cherchèrent la joue humide de sa mère sans la trouver, restant dans le virevoltant de ses cheveux. Ce n’était pas la première fois qu’il l’avait vu pleurer sans s’en rappeler - elle se savait faire sa thérapie dans de longues soirées photo, éludant les rares prises de six à seize ans, cherchant dans son regard la moindre étincelle de reconnaissance - ; mais c’était la première qu’il réalisait que Maman pleurait à cause de lui.

« J’ai préparé ton lit ... »

(Straciella fait confiance à Ludwig ?)

« Dès que j’ai su que tu venais ... »

(Alors Ludwig donnera un nom à Straciella.)

« J’ai fait de la confiture de baie Tronci ... »

(Et Ludwig n’abandonnera pas Straciella.)

« C’est ta préférée ... »

(Ludwig n’abandonnera pas Rouki.)

Le piaillement impatient de Venise, à la vitre, creva la bulle de silence.


Il y a quelques années de cela, Unys avait été, sur le Nouveau Continent, le pionnier d’une toute nouvelle forme de carburant hybride, une astucieuse combinaison de pétrole et d’énergie hydraulique, qui était vouée à remplacer l’électricité fournie par les industries exploitantes de Pokémon. La Cross Energy Organization, à ce regard, était en avance sur la Team Plasma. Ludwig ne s’en souvenait pas, bien sûr, en passant son doigt sur l’inscription du baril défoncé ; ni de l’accident anodin qui incita pourtant la CEO à balancer des litres de produits toxiques sur le chenal de la Route 18. Pendant longtemps, le bord de mer de Renouet était resté coincé sous une compacte banquise fluorescente. Ca avait foutu en l’air l’écosystème marin local, et si on ne le devinait pas, on le savait à tous les Viskuse échoués tous les matins à la recherche de leur précieux fix. Un troupeau de méduses roses et bleues se laissant jeter sur la plage.

L’équilibre instable du baril s’effondra. Il sembla se compresser sous ses doigts avant de tomber dans l’eau, au milieu des Viskuse ; il y eut une explosion de bulles quand les Pokémon fantômes se jetèrent dessus comme sur une balise de secours. La plupart de ces tonneaux avaient été nettoyé par la marée, ne laissant sur eux que la rouille et leurs noms à moitié effacé au tampon rouge, mais ça n’empêchait pas l’instinct primaire de ces fantômes de les mener sur le rivage qui les avait vus naître. Du baril suivant - c’était qui, ce LEO ? - que Ludwig examinait, l’un tomba dans un bruit de ballon crevé sur le sable. Il avait dû être pris dedans à la dernière marée, et même le faible soleil hivernal le transformait en légume. Un légume pourri, puant le sel et le nitrobenzène, que le jeune dresseur attrapa à pleines mains.

« Léo », sans surprise, glissa entre ses doigts ; Ludwig resta insensible au début de corrosion, essayant vainement de rattraper le Pokémon se dissolvant entre les grains de sable. Sa voix, en revanche, atteignait des volumes qui manquaient de faire faillir les tympans mentaux de son équipe.

(Moi ! Est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer)

Les autres Viskuse n’en firent rien, observant d’un œil impatient les gesticulations du même humain qui leur avait balancé, sans le vouloir, leur dernier fix.

(Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher-er-er !)

(Qu’il se taise !)

C’était Bavia, et la crispation dans sa propre voix était évidente. Quoiqu’elle ait vu, avec son regard de mange-rêves qui, jusqu’alors, ne lui avait attiré que curiosité polie et dédain, les paroles incohérentes de « Léo » touchaient au cœur. Les autres Pokémon de l’équipe se turent, chacun ayant appris d’une façon ou d’une autre qu’un orage comme celui de la Mushana pouvait cacher le tsunami. Son évolution tardive l’avait rendue plus agressive qu’elle ne l’avait jamais été, et nul doute que ça avait un rapport avec la mémoire de Ludwig dont elle avait fait son chasse-gardé ; mais malappris celui qui oserait la provoquer. Comme le Viskuse, qui n’en fit rien, avec la même absence qu’il avait pour les autres créatures hors de son delirium.

(Ce voyageur ailé, comme il est gauche, comme il est veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !)

Enfin, le jeune dresseur réussit à le ramasser dans les manches de son pull trop large : la tête à peine solidifiée de la méduse, au-delà de la cervelle apparente, était remplie de sable et de bulles vertes qu’on attribuera au CEO. Le Pokémon roula des yeux dans ses inexistantes orbites, ses tentacules se repliant nerveusement en évitant le sol. Cette réunion faite de sa tête et de son esprit le calmait déjà : qu’il était docile, qu’il était doux ! Bavia pesta entre ses dents, mais ne fit pas d’autre commentaire : elle se doutait qu’un Pokémon Spectre comme Léo serait un atout certain à la Ligue.

Ce n’est qu’en cherchant à reprendre sa main de sa propre manche que Ludwig sembla réaliser les épaisses crevasses dans sa peau brûlée.